Stéphanie Lachaud-Martin.
"Le Sauternais moderne ou la conversión d'un espace de polyculture en vignoble (XVIe-XVIIIe siécles)" / "The modern sauternais or the progressive transformation of mixed farming landscape into vineyard (16th-18th centuries)" / "El moderno sauternais o la progresiva transformación de un paisaje agrícola mixto en viñedo (siglos XVI-XVIII)"
RIVAR Vol. 2, N° 6, ISSN 0719-4994, IDEA-USACH, Santiago de Chile, septiembre 2015, pp.1-24


Artículos

 

Le Sauternais moderne ou la conversion d'un espace de polyculture en vignoble (XVIe-XVIIIe siècles)*

The modern sauternais or the progressive transformation of mixed farming landscape into vineyard (16th-18th centuries)

El moderno sauternais o la progresiva transformación de un paisaje agrícola mixto en viñedo (siglos XVI-XVIII)

 

Stéphanie Lachaud-Martin**

**Stéphanie Lachaud, Maitre de conférences en histoire moderne, Université Bordeaux Montaigne - France, Centre d'Études des Mondes Moderne et Contemporain (CEMMC) - EA 2958. Correo electrónico : stephanie.lachaud@u-bordeaux-montaigne.fr

 


Résumé

La vigne fut implantée sous l'antiquité en Bordelais, au Ier siècle de notre ère. Au Moyen Âge, la vigne représentait une culture bien présente mais encore secondaire. Les sources montrent qu'il s'agissait alors d'un paysage de polyculture, très éloigné du vignoble tel qu'on le conçoit aujourd'hui. Or, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la région de Sauternes est consacrée par la délimitation des appellations d'origine contrôlée. Comment l'évolution de la culture de la vigne finit-elle par aboutir à la formation d'un vignoble réputé ? L'époque moderne représente une période de forte colonisation viticole essentielle dans la formation des vignobles. Toutefois, la culture de la vigne ne devient jamais exclusive et s'inscrit longtemps au cceur d'un système agricole ancestral sous la forme des joualles. La vigne comme culture unique restait rare au cours XVIIe et XVIIIe siècles, surtout dans le vignoble paysan. Les mesures de l'évolution du vignoble ainsi que les formes de la croissance viticole permettent de comprendre cette évolution, qui passa par une lente densification et conversion des pièces de vignes.

Mots-clefs: Sauternais, vigne, joualles, polyculture, formation du vignoble.


Abstract

Vineyard was first introduced in the Bordeaux region during the antiquity in the 1st century AD. In the Middle Ages, it became important; however it was still a secondary plantation. Documents show that vineyard was part of mixed farming, very different from what can be observed today. In the second half of 19th century, the region of Sauternes was officially approved as protected designation of origin. How does evolution of wine culture result in the development of a respected vineyard? The modern age represents an essential period in vineyard development and in wine growth. However, the vine growth has never become exclusive and remained included in an ancient farming form of "joualles". Vineyard as sole form of culture remained rare during the 17th and 18th centuries, especially in peasant vineyard. Slow increase in vineyard density and conversion of land into vine plantations allows a better understanding of vineyard development and evolution in Sauternes region.

Key words: Sauternes, vineyard, wine growing, mixed farming, vineyard evolution.-


Resumen

El viñedo se introdujo por primera vez en la región de Burdeos durante la antigüedad, en el siglo 1 DC. En la Edad Media, aunque se convirtió en una importante plantación permaneció con carácter secundario. Los documentos muestran que el viñedo era parte de una agricultura mixta, muy diferente de lo que se observa en la actualidad. En la segunda mitad del siglo XIX, la región de Sauternes fue aprobada oficialmente como Denominación de Origen Protegida. ¿De qué manera la evolución de la cultura del vino dió como resultado el desarrollo de un viñedo respetado? La edad moderna representa un periodo esencial en el desarrollo del viñedo y la elaboración del vino. Sin embargo, el cultivo de la vid no se convirtió en una actividad exclusiva y quedó incluido en una forma antigua de la agricultura llamada "joualles". El viñedo como única forma de cultura fue escaso durante los siglos XVII y XVIII, sobre todo en la viña campesina. El lento aumento en la densidad de los viñedos y la conversión de tierras en plantaciones de vid permiten una mejor comprensión del desarrollo y la evolución del viñedo en la región de Sauternes.

Palabras clave: Sauternes, viñedo, viticultura, agricultura mixta, evolución del viñedo.


 

Figure 1: Une grappe de raisin avec des graines contaminées par le boytritis

Source: Photographie Stéphanie Lachaud

 

Figure 2: Localisation du vignoble du Sauternais en France


Source : Stéphanie Lachaud-Martin

 

Le Sauternais est une région viticole à une trentaine de kilomètres au sud de Bordeaux, sur la rive gauche de la Garonne. Le Sauternais possède un milieu naturel favorable au développement de la vigne. Entre le sable et les sols inondés de la plaine alluviale de la Garonne, la vigne a trouvé sa place sur les graves des terrasses de la rive gauche. Ce sont des alluvions grossières composées de cailloux en abondance, déposés en terrasses par la Garonne et qui recouvrent les plateaux oú sont installés les vignobles. Ce sol est également présent en Médoc ou dans l'Entre-deux-Mers. Caillouteux et sec, il est peu propice à une autre culture que celle de la vigne, car les minéraux conservent la chaleur et servent de miroirs, de surfaces réfléchissantes d'oú les rayons solaires sont renvoyés vers les grappes avec la même intensité. Cette particularité se révèle très favorable au mürissement rapide des grappes et à la qualité des vins qu'elles produisent. Outre ces caractéristiques communes à la quasi-totalité des vignobles situés le long de la rive gauche, le Sauternais possède également des originalités topographiques et géologiques propres. C'est une région au modelé peu homogène, avec une succession de petites collines sur les pentes desquelles se développe le vignoble, qui jouit ainsi d'une exposition très variable. En fait, le terrain se présente comme un étagement. On trouve trois terrasses alluviales superposées qui constituent l'ensemble du vignoble du Sauternais.

Plus que les sols, le climat sauternais apparait responsable de la qualité des vins. En effet, l'incidence du climat général représente un élément indispensable du Sauternais, car les vignes de la région autour de Sauternes bénéficient de la proche présence de l'Atlantique et de la Garonne, avec un climat océanique aquitain offrant une relative immunité face aux gelées d'automne et de printemps. Le Sauternais bénéficie également de caractéristiques locales très spécifiques. En effet, le Ciron, petit affluent de la Garonne, joue un rôle fondamental dans la maturation du raisin. Cette rivière prend sa source dans les Landes. Sous les bois, les eaux restent froides et lorsqu'elles arrivent en Sauternais, à hauteur de Pujols et de Bommes, la vallée alluviale s'élargit. Les bois se raréfient et les eaux se réchauffent grâce à l'exposition brutale au soleil, provoquant ainsi la naissance de brouillards diffus. Les chaudes journées d'automne ensoleillées favorisent ensuite les apparitions de brumes matinales qui sont retenues entre la vallée de la Garonne au nord et le massif forestier des Landes au sud. Elles permettent l'apparition du Botrytis cinérea. Appelé également pourriture noble, ce champignon donne au raisin une peau brune et poreuse, engendre l'évaporation de l'humidité de la graine et permet, ainsi, la concentration en sucre, nécessaire à l'élaboration du vin blanc liquoreux. Le Ciron apparait bien un élément clé du biotope sauternais.

Ce vignoble est une appellation viticole récente, élaborée au début du XXe siècle (1905-1911), lors du mouvement de constitution et de définition des zones d'Appellations d'Origine. Se pose alors le problème de sa définition spatiale et de son étude pour une période antérieure au début du XXe siècle, oú la région de Sauternes n'est pas encore reconnue comme une entité viticole. Par ailleurs, ce qui est valable pour le début du XXe siècle ne l'était pas forcément pour les siècles modernes. Il nous semblait donc plus judicieux de nous laisser guider par les sources et de proposer une délimitation du vignoble qui répondait aux réalités économiques, viticoles et surtout sociales des XVIIe et XVIIIe siècles. Nous avons ainsi été amenés à étudier un espace restreint à huit paroisses, marquées par un centre viticole et des périphéries intégrées ou marginales : Barsac, Bommes, Sauternes, Preignac, Cérons, Pujols-sur-Ciron, Fargues et Illats. Ce choix d'un espace restreint est une manière de conserver une forme d'unité, sans pour autant nier les différences géographiques qui existaient entre les localités les plus centrales ni oublier ce qui se passait aux marges du vignoble, notamment à Illats, aux endroits oú la forêt de pin et les cultures vivrières cohabitaient avec le vignoble. Il s'agissait de retrouver un espace cohérent, sans reconstruire abusivement un « Sauternais » qui n'existait pas à l'époque moderne en tant que tel.

Étudier la formation d'un vignoble appelé à revêtir une renommé mondiale comme celui du Sauternais impliquait le recours à une grande variété de sources. Elles sont classiquement celles utilisées dans le cadre d'une thèse d'histoire moderne. L'essentiel des données utilisées relèvent du fonds des archives départementales de la Gironde oú toutes les séries ayant trait à la période 1650-1789 ont été sollicitées : fonds de l'intendance, liasses des notaires étudiées par le biais de sondages et de consultations ponctuelles, registres paroissiaux et séries de l'Enregistrement telles que le Centième denier, documents de famille et fonds des négociants ont ainsi formé une assise documentaire parfois lacunaire mais néanmoins solide, et nous ont offert une variété de points de vue sur la période et le territoire envisagés. En outre, les archives municipales de Bordeaux ont également apporté leur lot d'informations, grâce au dépôt familial de Guillot de Suduiraut et grâce aux archives de la fameuse maison de négoce Schrõder et Schyler. Les données ainsi recueillies ont été complétées par des archives privées fort précieuses tout particulièrement de la famille de Lur Saluces, qui m'ont permis de combler de nombreux vides, de varier, une fois encore, les perspectives, c'est-à-dire d'entrer davantage dans l'intimité des individus, grâce à quelques correspondances ou des livres de raison.

 

Figure 3: Le Sauternais à Fépoque moderne (XVIIeXVIIIe siècles)


Source : Stéphanie Lachaud, 2012, p. 64.

Il s'agissait donc d'analyser la transformation de structures agraires et d'une société de plus en plus orientée vers une culture spéculative de haut standard, mais également les résistances qu'elle a suscitées ainsi que son caractère encore inégal et inachevé. Il fallait comprendre comment une terre oú la vigne représentait une culture parmi d'autres était devenue un vignoble identifié à une production spécifique de qualité reconnue, par quelles innovations, grâce à quels acteurs et en réponse à quels types de marchés. À travers cette thèse, nous avons voulu montrer la complexité économique et sociale de la transformation d'une société rurale, en remettant largement en question les déterminismes physiques souvent avancés pour expliquer la production d'un vin de qualité autant que l'idée selon laquelle les bienfaits de l'orientation vers une culture de plus en plus définie auraient rapidement été admis par tous. En bref, il s'agissait de comprendre les conditions qui ont permis la mise en place d'un vignoble de qualité en Sauternais.

En effet, en Bordelais, le XVIIIe siècle est considéré comme celui de la spectaculaire croissance des espaces viticoles. L'État desparoisses d'oü viennent les différents vins de la sénéchaussée de Bordeaux de 1767 (Malvezin, 1919: 102) renseigne sur la nature des productions, sur les statistiques des exportations et sur les prix. Il indique que les paroisses du Sauternais de Barsac, Preignac, Sauternes, Cérons, Bommes et Pujols produisaient des premiers crus de vins blancs. De plus, la carte de Belleyme, dont les minutes girondines furent réalisées de 1763 à 1774, affiche un vignoble particulièrement étendu en Sauternais. Pourtant, à la fin du Moyen Âge, la région du Cernès, à laquelle appartenaient les paroisses du Sauternais, ne comptait pas parmi les régions les plus marquées par l'empreinte viticole, car la vigne y était très secondaire parmi les autres productions. Les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles apparaissent alors comme une période essentielle, au cours de laquelle le Sauternais devint un vignoble. Quelles furent les grandes étapes de la croissance viticole à l'époque moderne? L'augmentation du nombre de ceps de vigne passa-t-elle par l'accroissement des surfaces en vigne ou par une densification des espaces déjà plantés? Nous verrons tout d' abord comment s' est progressivement formé le vignoble moderne du Sauternais, avant de nous intéresser au paysage et à la géographie viticole qui en résulta. Enfin, nous tenterons de comprendre par quels moyens les surfaces en vigne s'accrurent au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

 

Vers la progressive constitution d'un vignoble en Sauternais

De la fin du Moyen Âge à l'époque moderne : la vigne, une culture essentielle mais secondaire

Les premières mentions de vignes dans le Sauternais apparaissent dans les Recogniciones feodorum1 (Bemont, 1914) ou dans le Gascon Register A2 (Cuttino, 1975-1976: tomes I et II). Les terriers du XVIe siècle permettent ensuite d'observer l'étendue des surfaces viticoles3 (Lavaud, 2001: 227-241) au début de l'époque moderne. Celui de la maison noble du Soler, à Barsac, fut réalisé en 1560 par le marchand et bourgeois de Bordeaux Pierre Sauvage4. 53% des 68 parcelles étaient alors en terre labourable. Si l'on associe les tenures déclarées en vigne et celles mentionnant quelques ceps, on remarque que la vigne était présente sur 43% des parcelles pour lesquelles un hommage fut rendu à Pierre Sauvage. Il ne faut pas se laisser abuser par ce pourcentage élevé de présence de vignes. Il témoigne surtout du caractère très extensif de cette culture et il serait erroné d'en déduire que plus de 40% des tenures dépendant de la maison noble du Soler étaient vouées à ne produire que du vin. Le terme de joualles5 (Garrier, 1995: 533) n'est pas encore clairement exprimé comme tel, mais il s'agit de ce type de culture mixte que le terrier désigne souvent par «terre et vigne». Ainsi, le 15 novembre 1561, Peyrot Souley, habitant de Barsac, rendit hommage pour ce qu' il tenait du sieur Sauvage:

Une part de maison et jardin avec vingt règes de terre et vigne à Barsac, au Souley. Plus une pièce de terre et vigne illec de près contenant dix règes. Plus une pièce de vigne illec de pré contenant cinq règes. Plus une pièce de terre audit lieu du Souley contenant dix règes6.

Disséminée sur un grand nombre de parcelles, la vigne ne représentait qu'une culture secondaire, implantée le plus souvent aux abords des foyers d'habitat. Le paysage du Sauternais du XVIe siècle se trouvait donc dominé par la polyculture, typique du sud du Bordelais. Les bois, les prés et les champs de céréales dominaient encore largement un paysage oú la vigne s'intercalait au second rang. Toutefois, même extensive, la culture de la vigne marquait le paysage de son empreinte, peut-être plus que dans d'autres vignobles de la France méridionale. À Narbonne, 23% des superficies des terroirs étaient consacrées à la viticulture à cette époque (Larguier, 1996:1270). Par conséquent, même si la vigne restait minoritaire en Sauternais dans les années 1560, la seconde place qu'elle occupait dans les cultures ne saurait être minimisée.

 

La croissance viticole du XVIIe siècle

La prévôté de Barsac relevait du domaine royal, et des terriers des différentes paroisses en furent dressés en 16257 et de 1664 à 16678. Leur analyse ne peut être que qualitative, car aucun ne fait figurer de contenance ni de plan. La vigne était présente dans 70 % des tenures entre 1625 et 1665, mais il s'agissait de terres oú des vignes étaient plantées avec d' inégales densités d' encépagement. En effet, la plus grande part de l' espace cultivé des parcelles oú figurait de la vigne était en céréales et légumineuses. À défaut de pouvoir définir avec plus de précision l'exacte proportion de vignes dans les différentes tenures mixtes, ce résultat montre la diffusion de la vigne dans le paysage de polyculture du Sauternais au XVIIe siècle.

 

Tableau 1 : Répartition des cultures d'aprés les terriers du roi à Preignac en 1625, à Barsac et à Pujols en 1664-1667 et à Sauternes et Bommes en 1665

Source : Archives départementales de la Gironde, C 4128, 1625 et C 4201, 1664-1667.

 

Par ailleurs, si peu de différences méritent d'étre soulignées entre 1625 et 1665, on remarque une évolution claire entre le terrier de la maison noble du Soler de 1560 et celui du domaine royal un siècle plus tard, car le nombre de parcelles oú l'on cultivait de la vigne augmenta de 43 % à 70 % des tenures. En un siècle, la vigne passa du statut de culture secondaire à celui de production dominante diffuse, même si les joualles constituaient toujours la méthode culturale de prédilection. Le XVIIe siècle, et surtout la première moitié du siècle, fut l'époque de l'essor de la vigne. L'absence de différence marquée entre le paysage du terrier de Preignac et celui de Barsac, Pujols, Bommes et Sauternes entre 1625 et les années 1665 incite à penser que l'essor du vignoble du Sauternais commença dans les dernières années du XVIe siècle et au début du suivant.

La seconde moitié du XVIIe siècle marqua également un tournant significatif dans la rédaction des terriers, car le terme de joualles apparut dans près de 29 % des déclarations à Barsac et à Pujols et dans 37 % des déclarations à Sauternes et à Bommes, alors que la mention de terre et vigne mêlées ne figurait que dans 4,5 % des parcelles déclarées en 1625 à Preignac. Plus précisément, le terrier de Barsac et de Pujols recensa 65 % de terres portant de la vigne, avec 37 % de pièces clairement définies en joualles (soit 57 % des pièces de vignes) et 28 % des tenures mentionnant la simple présence de vigne. L'inflation des pièces déclarées en joualles ne signifie pas que les joualles augmentèrent dans une aussi forte proportion, mais que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les déclarations devenaient plus précises en distinguant peu à peu les parcelles en cultures mixtes et les parcelles en vigne pleine, ce qui révèle une plus grande attention portée à la viticulture. Les autres occupations du sol les plus importantes étaient les terres labourables, avec une moyenne de 16 % des parcelles, et les prés, qui couvraient 6 % des tenures en 1664-1667. Le Sauternais connut un développement original. Il n'accusa pas de recul semblable au vignoble d'ñe-de-France de 1600 à 16509 (Lachiver, 1982: 195-196), mais une augmentation continue des parcelles en vigne. La place de la vigne restait plus diffuse qu'en Vivarais (Molinier, 1985: 211 et suivantes), Lyonnais et Beaujolais (Durand, 1979: 211), oú la plupart des espaces aptes à accueillir de la vigne étaient déjà plantés. De plus, malgré une avance chronologique, ce modèle de croissance du vignoble se rapproche de celui du Médoc, oú les plantations massives commencèrent à la fin du XVIIe siècle, après les années de crise liées à la guerre de la ligue d'Augsbourg (Pijassou, 1980: 314-317). Malgré tout, l'emprise de la vigne restait assez extensive pour ne pas inquiéter les autorités sur un risque de pénurie alimentaire, ce qui ne fut plus le cas au siècle suivant.

 

La mise en place d'une géographie du vignoble au XVllf -siècle ou le Sauternais face à l'irrésistible «colonisation agricole» (Pijassou, 1980: 421)

Dans son étude sur la naissance des grands vins et du vignoble de Bordeaux, Henri Enjalbert considérait que le Sauternais n'avait pas encore été révélé comme « canton-vignoble » producteur de grands vins en 1770 (Enjalbert, 1978: 84-88). À première vue, ce constat va à l'encontre de notre analyse, car il nie toute spécialisation viticole en Sauternais dans les années 1760-1770. D'oú vient cet apparent hiatus ? Tout d' abord, la permanence de la polyculture interdit de parler de « cantons-vignobles » entièrement dédiés à la production de vin. De plus, des documents comme l'érection en fief de la maison noble du domaine de La Tour Blanche à Bommes, le 16 juillet 1711, permettent d'affiner la réponse :

Comme aussi ledit Sieur dénombrant dit qu'il possède des dépendances de ladite maison noble de la Tour Blanche dans ladite paroisse de Bommes, trois métairies avec leurs granges au lieu appelé à Chinoy, prés, vignes et terres, le tout en un tenant [...].

Pareillement, ledit Sieur dénombrant possède dans ladite paroisse de Sauternes, [...] toutes icelles pièces de vignes dépendantes de ladite métairie et de ladite maison noble de La Tour Blanche [...].

Finalement, ledit Sieur dénombrant dit qu'il possède deux pièces de vigne appelées à la Grave, des dépendances de ladite maison noble de La Tour Blanche situées dans ladite paroisse de Sauternes [...]10.

 

Puis un second procès-verbal du domaine fut dressé en 1737 : «Et de là avons été conduits par ledit Sieur de La Tour Blanche et ledit Bireton son procureur, dans toutes les vignes qui sont au nord, levant et midi de ladite maison et toutes à un tenant»11 Le domaine apparaít plus marqué encore par la viticulture, ce qui témoigne d'une croissance continue des espaces en vigne. Les inventaires des biens des familles nobles pendant la période révolutionnaire témoignent de cette emprise viticole sur les espaces agricoles au XVIIIe siècle. La maison noble du Pont, à Barsac, contenait 19 ha : 54% étaient en vigne, 24% en terres labourables, 16% en prairies et le reste en vime12 (Lachiver, 1982: 8) et espaces vacants. Plus encore, l'inventaire réalisé en 1798 de la propriété de Madame Castaing, à Preignac, décrivait une situation de monoculture, car la vigne occupait 93 % des 15,4 ha de terres cultivées du domaine13. Au-delà de ces cas particuliers qui attestent de la croissance des espaces viticoles, les statistiques sur les prix des denrées et sur les productions agricoles du district de Cadillac, établies en 1795, offrent une vue d'ensemble intéressante pour chaque paroisse. La vigne occupait la grande part des terres cultivées, avec un maximum de 88 % à Preignac et une moyenne de 70 % des surfaces sur l'ensemble des quatre paroisses. La répartition des cultures de 1817 offre également une estimation générale par paroisse. La vigne occupait 67 % des terres cultivées de Cérons à la fin du XVIIIe siècle, mais cela ne représentait que 27 % de la superficie de la commune. De même, si 70 % des terres agricoles du Sauternais contenaient de la vigne, ceci représentait réellement près de 50 % de la superficie complète des communes de Barsac, Bommes, Cérons et Pujols. Dans la France méridionale, le Sauternais et le Bordelais en général faisaient figure d'exception au XVIIIe siècle en raison de l'importance des superficies consacrées à la vigne. La communauté de Pomport, en Bergeracois, avait 34 % des superficies de son terroir en vigne (Beauroy, 1978: 8). Dans la région montpelliéraine, en 1751, la vigne représentait 36 % des surfaces cultivées (Soboul, 1960: 72). On pourrait multiplier les exemples, mais il ressort que le Sauternais présente un profil assez caractéristique : il offre une densité viticole inférieure aux vignobles de la proche banlieue bordelaise, mais sa proximité avec la métropole de la Guyenne et les facilités d'accès au port de Bordeaux le placent dans une situation plus favorable que des vignobles enclavés comme le Madiranais. Certes, le Sauternais n'est pas encore, au XVIIIe siècle, un très grand vignoble. Mais son paysage est très marqué par la viticulture et la diffusion de la vigne obéit à un certain nombre de critères.

 

Figure 4: Répartition des cultures dans plusieurs domaines du Sauternais en 1798

Source : Arch. dép. Gir., Q 1582, 11 pluviôse an VI de la République, 30 janvier 1798

 

Tableau 2: Part des terres en vigne, des terres labourables et des prés dans les terres cultivées des paroisses de Barsac, Preignac, Cérons et Illats en 1795

Source: Arch. dép. Gir., 7 L 41, an III de la République (1795). Ces chiffres et ces résultats doivent être considérés avec prudence, car ils sont établis sur un total qui est celui des espaces dits cultivés, c'est-à-dire que ce total ne comprend pas les espaces vacants, ni les bois, ni les landes.

 

Figure 5: Répartition des cultures dans les paroisses de Barsac, Bommes, Cérons et Pujols en 1817

Source : Arch. dép. Gir., 6 M 1338, 1817.

 

La géographie de la diffusion de la vigne en Sauternais

Le rôle déterminant des axes navigables et des petits bourgs

Avec la carte de Belleyme, on peut esquisser une géographie précise des zones viticoles en Sauternais. La plus importante se localisait autour des rives des axes navigables de la Garonne et du Ciron. En effet, dès la fin du Moyen Âge, la répartition des bourdieux apparaissait déterminée par la présence du fleuve, qui assurait le transit des hommes et des productions. La vallée alluviale constituait une voie de pénétration favorable à la « colonisation viticole ». Dans ses Variétés bordelaises, l'abbé Baurein insistait sur la plus forte densité viticole dans les paroisses riveraines de la Garonne et du Ciron (Barsac, Preignac, Cérons, Bommes et Sauternes) (Papy, 1958: 75-82) que dans les paroisses intérieures, qui présentaient pourtant des terroirs relativement semblables. La présence d' infrastructures portuaires fluviales joua donc un rôle essentiel pour le commerce du vin.

De plus, un second facteur de localisation de la vigne était la présence d'activités urbaines dans les bourgs prospères de Preignac et de Barsac. Le secteur artisanal, les fonctions administratives, la présence d'une élite locale bourgeoise ou noble étaient synonymes d'investissements spéculatifs plus nombreux. L'influence de la ville sur l'implantation viticole a souvent été démontrée, comme autour de Clairac14, qui comptait près de 4000 habitants dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (Martin et Poussou, 1967: 155-158).

 

Figure 6: Les infrastructures de transports en Sauternais au XVIIIe siècle

Source : Stéphanie Lachaud, 2012, p. 317.

 

Un relief révélateur d'une géographie sociale du vignoble

Un troisième élément permet de préciser cette géographie du vignoble du Sauternais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : il s'agit du relief. En effet, tant à Barsac qu'à Sauternes ou à Bommes, des domaines prestigieux furent aménagés sur des croupes de graves. Ils ouvrirent des brèches dans la forêt et dans la lande, comme les châteaux de Suduiraut et de Malle à Preignac ou celui d'Yquem à Sauternes. L'actuel château d'Arche, anciennement Braneyre, fut édifié au sommet d'un coteau dominant la vallée du Ciron. Les grands châteaux et leurs vignobles se trouvaient presque tous sur un promontoire naturel. Une bonne exposition et la capacité de drainage des sols favorisaient le développement et la maturation du raisin. Elles représentaient une des clés de la production d'un vin renommé. Dans les contrebas, la vigne, moins exposée au soleil du midi, était davantage aux mains des petits vignerons. Il existait donc une géographie sociale du Sauternais, oú se distinguaient le vignoble aristocratique, principalement localisé sur les croupes ensoleillées et bien drainées, et le vignoble populaire, généralement installé dans les contrebas et les terrains moins propices à une production de qualité. Cette distinction géographique entre vignoble des croupes et vignoble des bas, doublée d'une répartition sociale entre terres nobles ou bourgeoises et terres populaires, ne constitue pas une particularité du Sauternais. Elle a également été démontrée en Agenais (Martin et Poussou, 1967: 155-158). Sous quelles formes cette emprise viticole s'est-elle accrue ?

 

Figure 7: L'étagement du vignoble du Sauternais en fonction du relief et des sois

 

Les formes de la croissance viticole en Sauternais

Le rôle des défrichements en question

Les XVIIe et XVIIIe siècles comptèrent parmi les temps forts de la croissance des superficies viticoles en Sauternais. Cette expansion se fit-elle par la conquête de terres incultes ou au détriment des terres auparavant emblavées ? Les déclarations de défrichements enregistrées de 1766 à 178915 fournissent une première réponse. Illats fit l'objet de l'écrasante majorité de ces initiatives avec 95 déclarations sur 105, soit 91%. Les autres déclarations portèrent sur Barsac (moins de 5%), Preignac (4%), Fargues (moins de 1%). Illats tenait effectivement le second rang des paroisses de Guyenne les plus concernées par la politique de défrichement avec 2044 journaux mis en culture16. Cette large prédominance d'Illats s' expliquait par la présence encore forte de landes incultes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. À l'inverse, l'absence de déclaration pour les autres paroisses du Sauternais, comme Bommes ou Sauternes, rappelle le cas du Libournais : la densité des cultures déjà en place apparaissait grande, voire même trop grande aux yeux des contemporains.

Le rythme de ces défrichements s'inscrivait dans une volonté publique d'encouragement des progrès agricoles au cours d' un XVIIIe siècle marqué par les physiocrates. Seules les déclarations faites à partir de 1782 commencent à indiquer l'objectif des défricheurs : sur les 27 déclarations mentionnant l'usage de la terre, deux seulement indiquaient qu'on y complanta de la vigne, les autres étaient destinées à produire du grain, du seigle ou, plus exceptionnellement, du mais. La politique des défrichements du XVIIIe siècle ne doit pas être envisagée sur le même plan que ceux du Moyen Âge, évoqués par Charles Higounet. Elle ne transforma pas profondément les paysages. Elle contribua à l'aménagement de paroisses moins intensivement cultivées et plus périphériques.

 

Les baux à fief nouveau (Aubin, 1989: 100-170) comme instruments de mesure des plantations en vigne

Des sondages effectués dans les sources notariales montrent que les plantations de nouvelles terres en vigne laissèrent peu de traces à l'époque moderne. Les rares références étaient contenues dans les baux à fief nouveau, appellation régionale des baux à cens. Dans le droit bordelais, le « bail à fief » désignait, d'une manière générale, tout acte de concession de biens tant nobles que roturiers. Souvent, le contrat ne portait pas de droit d'entrée, mais il soumettait le preneur au versement du champart et (ou) à l'exécution d'une prestation telle que la construction d'un édifice ou la plantation en vigne. Il recouvrait, dans ce cas précis, les modalités du bail à complant. Ainsi, un contrat de 1765 obligea un vigneron de Preignac, qui prenait une terre «actuellement en nature de pignada », contre cinq sols de cens et le quart des fruits, «à nettoyer et labourer et planter le fonds en vigne du meilleur cépage blanc et rouge», à le travailler en bon père de famille et à remplacer les plants qui viendraient à mourir. Le seigneur déchargeait le tenancier de tout droit d'entrée, «au moyen de ce ledit preneur devra faire le complantement à ses frais et dépens »17. Fréquemment, le bail à fief était donc utilisé pour la mise en valeur des terres. 43% des baux à fief nouveau dépouillés stipulaient que le preneur devait complanter la pièce de terre en vigne. Ces baux à complant jouèrent donc un rôle dans le développement viticole à l'époque moderne. Par ailleurs, la fréquence de ces contrats confirme la chronologie des plantations. La plupart furent signés avant le début du XVIIIe siècle et seuls deux le furent après, en 1710 puis en 1714. Ils attestent de la vigueur des mouvements de plantation au XVIIe siècle. Cette chronologie de la colonisation viticole se révèle plus précoce que celle du Médoc, mise en évidence par René Pijassou, pour qui les années 1685 à 1760 marquèrent la principale phase de croissance des espaces viticoles (Pijassou, 1980: 421). Toutefois, avec notre corpus de seulement 63 baux à fief nouveau sur un ensemble de plus de 3500 actes notariés18 , soit 2% des actes, nous ne pouvons pas mesurer l'ampleur du mouvement de plantation. Cette faible représentation dans les actes notariés, nous renseigne, en creux, sur les modalités des plantations en vigne. En effet, deux de nos dépouillements portent sur le XVIIIe siècle, alors que ce type de mise en valeur de la terre se faisait alors de plus en plus exceptionnel. De plus, la rareté de ces actes révèle que les plantations de vignes ne s' effectuèrent majoritairement pas par ce biais là non plus, du moins après les années 1650.

 

Une colonisation viticole endogène

En effet, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la colonisation viticole prit une forme nouvelle. Ainsi, le 14 juin 1664, Léonard de Chaumels, conseiller du roi en son conseil d'État privé et en la cour des Aides de Guyenne, passa un bail à fief nouveau avec Raymond Escudey, vigneron de Preignac, pour une pièce de terre avec plusieurs joualles de vigne à l'intérieur et des règes de terre labourable, que ledit Escudey devait «planter au milieu et entre lesdites joualles d'autres joualles»19, c'est-à-dire compléter des joualles éparses et les doubler pour densifier la culture de la vigne. Néanmoins, le mélange persistant entre vigne pleine et vigne en joualles reste encore extrêmement fréquent. La vigne conquit les terres du Sauternais sans passer par de spectaculaires « fronts pionniers » viticoles, mais par de lents grignotages de la ligne de partage avec la terre emblavée, la lande, la forêt et même les joualles. Trois moyens furent principalement utilisés pour accroitre l'encépagement : d'une part, la conversion de parcelles en joualles en vigne unie ; d'autre part la transformation de champs ou de zones plus ou moins incultes en joualles ; ou enfin la densification des joualles par leur doublement. La vigne progressa au détriment d'autres usages de la terre sur le modèle de la tâche d'huile, pour reprendre le constat de Benoit Musset. Comme en Champagne, le mode d' extension de la superficie viticole au XVIIIe siècle était diffus: les planteurs ne partaient nullement à la conquête de nouvelles terres, mais se contentaient plus souvent de planter des vignes au bout de leurs parcelles (Musset, 2008: 230-231). La croissance du vignoble du Sauternais se conjugua donc sur un mode intensif plutôt qu' extensif.

 

Un ensemble d'acteurs nécessaires au développement du vignoble en Sauternais

Les grands propriétaires

 

Figure 8: Le château Yquem à Sauternes, fleuron du vignoble

Source: Photographie Stéphanie Lachaud

 

Les grands propriétaires tout d'abord sont apparus comme des acteurs essentiels dans le développement viticole du Sauternais : bâtisseurs de châteaux, initiateurs de nouvelles méthodes de cultures. La croissance des espaces viticoles aux XVIIe et XVIIIe siècles et l'avénement de la qualité sont indissociables de la mise en place d'une structure agraire dominée par la grande propriété, principalement nobiliaire, et par l'instauration d'un nouveau modèle, tant seigneurial qu'économique. S'esquisse ainsi une nouvelle seigneurie en Bordelais, qui voit le jour au milieu du XVIIe siècle et s'affirme très nettement dans les années 1760-1770 : le « château viticole ». Les juristes proposent une définition précise de ce terme : « Il a été admis que l'expression "château" est applicable, en Gironde, à tout domaine viticole de quelque importance, muni de bâtiments d'exploitation et de vinification caractérisant une exploitation autonome » (Coustet, 1988: 43). Le Sauternais offre la particularité de porter nombre de châteaux viticoles qui présentent justement des architectures castrales et font justement la synthèse entre le château au sens de demeure seigneuriale, avec un aspect castral, et la notion économique nouvelle de « château viticole », caractéristique du Bordelais à partir de la fin du XVIIe siècle.

La réussite de l'implantation du nouveau modèle d'organisation foncière que représente le château viticole fut réelle en Sauternais pour trois raisons principales. D'abord, d'un facteur géographique : la mise en place de ces grands domaines fut surtout manifeste dans les paroisses qui, comme l'ensemble du Sauternais, offraient avec la métropole bordelaise des communications relativement aisées, tant par voie terrestre que par le fleuve, car le transport du vin se faisait par bateau. L'aptitude viticole des sols influa aussi sur l'orientation des investissements fonciers. L'exemple de Filhot illustre bien cette idée car il s'agit d'un château viticole à part entière. Situé dans le coeur du vignoble, à Sauternes, ce domaine présentait, au XVIIIe siècle, une superficie d'environ 197 hectares. À cela s'ajoutaient près de 49 hectares de terres diverses, situées dans les paroisses de Sauternes, Bommes, Fargues ou Léogeats, sur lesquels la maison noble de Filhot prélevait des droits de tiers ou de quart de fruits. À Filhot, la part du domaine consacrée à la vigne est clairement évaluée à un peu plus de 47 hectares, ce qui représente environ un quart de la surface. Un troisième facteur peut expliquer la réussite de l'implantation du château viticole en Sauternais : la tradition castrale. Les châteaux d'Yquem, d'Arche ou de Suduiraut, par exemple, possèdent encore un aspect à proprement parler féodal. À Preignac, la maison noble de Suduiraut conserve des traces de l'ancienne forteresse médiévale car elle est flanquée de six tours. La construction du château de Fargues date aussi très certainement du XIVe siècle. Par ses anciennes tours et ses créneaux, cette demeure manifeste clairement les pouvoirs de seigneur justicier de la famille de Lur Saluces sur la baronnie de Fargues. Cette visibilité dans le paysage de la présence des seigneurs montre l'emprise nobiliaire en Sauternais, qui favorisa une bonne partie de l'essor des châteaux viticoles.

C'est dans le cadre de ces exploitations modernes que l'on tenta de rendre l'exploitation de la vigne plus rationnelle et performante. Il existait des rassembleurs de terres réunissaient un certain nombre de caractéristiques communes : ils étaient tous issus d'une élite économique et sociale qui dominait la société bordelaise d'Ancien Régime : la noblesse de robe et les négociants apparaissaient comme les membres les plus dynamiques de la métropole bordelaise d'Ancien Régime. L'action foncière d'Antoine de Gascq, en 1767, en constitue une bonne illustration. Conseiller du Roi et président à mortier au Parlement de Guyenne, il portait aussi le titre de chevalier, baron de Portets, Castres, Arbanats et il était seigneur de la maison noble de Coutet. Le début de l'année 1767 fut marqué par la poursuite d'un regroupement parcellaire autour du domaine de Coutet que son prédécesseur Pierre de Pichard avait initié, ainsi qu'il l'expliqua clairement dans une vente du 20 janvier « pour en réunir l'utile et consolider comme il la réunit et consolide par ces présentes à la directe seigneurie de sa dite maison noble de Coutet pour en faire partie à l'avenir »20. Antoine de Gascq investit, en l'espace de quelques mois, la forte somme de 7126 livres 10 sols pour acquérir des terres voisines de la maison noble de Coutet, qui étaient désormais attachées à sa directe. Il représentait ainsi le modèle le plus exemplaire du parlementaire qui choisit de rassembler des terres autour de sa seigneurie. Les mouvements de rassemblements de terres autour du noyau du domaine commencèrent au milieu du XVIIe siècle et perduraient à la fin de l'Ancien Régime. Mais il y eut une accélération, entre 1650 et 1789, qui tenait principalement aux moyens financiers consacrés à cet effet, tout particulièrement à la fin du XVIIe siècle. Ces regroupements parcellaires se multiplièrent dans le cadre de la multiplication des surfaces en vigne, c'est-à-dire de l'essor du vignoble.

Les droits féodaux et seigneuriaux dont les nobles jouissaient constituèrent un autre moyen pour parvenir à moderniser leurs domaines. L'ccuvre de lent rassemblement de parcelles menée par voie d'achats ou d'échanges fut complétée par une intense activité seigneuriale, puisque les grands propriétaires multiplièrent les mesures répressives à l'égard de leurs tenanciers. En effet, lorsque certains vignerons n'avaient plus les moyens d'entretenir leur tenure, ils se trouvaient dans l'incapacité de verser au seigneur les agrières, cens et rentes qui lui revenaient. Le seigneur saisissait alors l'occasion pour le faire déguerpir et rattacher la tenure à son domaine. Ainsi, le 4 avril 1760, Antoine de Gascq contraignit Jeanne Nercam, veuve de Cérons, à quitter une vigne située à Barsac, dans l'enclos du Bosc de Coutet, qui devait le quart des fruits au seigneur de Coutet. Le motif en était le manque d'entretien de la pièce. On peut aisément imaginer que cette femme ne pouvait suffire à travailler la pièce seule car elle n'avait qu'une fille et pas les moyens de payer un homme pour effectuer le travail à sa place. En terme de compensation, Antoine de Gascq lui versa la somme de 150 livres, « à titre de charité et de générosité », qu'il garda et promit de lui verser à la majorité de sa fille pour lui constituer en dot. Le dénuement matériel de Jeanne Nercam ne lui laissait pas vraiment le choix et elle dut se défaire d'une partie de son patrimoine sous la pression du seigneur de Gascq. Cette forme de pression foncière sur les petits propriétaires n'était pas nouvelle. On en retrouve des traces au XVIIe siècle.

 

Les Bordelais

La mainmise des élites bordelaises, notamment les nobles et les grands bourgeois, sur le Sauternais se matérialisa justement par l'acquisition de maisons nobles, de terres et de vignes. Les principaux investisseurs en Sauternais peuvent être regroupés selon deux grandes catégories. Au premier rang des acquéreurs, on retrouve les familles les plus élevées socialement qui vivaient noblement et passèrent de la marchandise aux offices. Les familles de Sauvage, de Malle ou de Suduiraut au début du XVIIe siècle. Une des plus illustres familles du Bordelais implantée en Sauternais était celle des Sauvage. En 1534, Bernard Sauvage, marchand et bourgeois de Bordeaux rendit hommage au prieuré Saint-James pour une maison et un jardin entourés de murs, situés à Preignac, au lieu d'Armajan. Il était également seigneur de La Prade et Sitran et de la maison noble du Soler à Barsac. Son fils, Pierre, acquit une maison noble vers 1560 et devint seigneur d'Armajan et de la Motte. Pour couronner le processus d'ascension sociale de la famille, Pierre Sauvage prétendit à l'anoblissement et devint écuyer en 1565. Les exemples d'implantation réussie sont nombreux en Sauternais.

La terre et la vigne représentaient autant un placement sür qu'elles garantissaient un retour sur investissement lucratif mais aussi symbolique. L'anoblissement pouvait s'acheter par une charge, le titre seigneurial devait couronner l'édifice d'ascension sociale et ne pouvait éluder la question de l'investissement foncier. Investir dans la vigne en Sauternais était donc un placement intéressant qui explique l'attrait exercé par la vigne sur la seconde catégorie d'investisseurs, les marchands et négociants des Chartrons et du quartier Saint-Pierre de Bordeaux. Élisée Nairac, négociant des Chartrons, fit l'acquisition, le 4 avril 1777, du bourdieu de Durancau, à Barsac, consistant en maison de maitre, chapelle, chambre de valets, cuvier, chai, écurie et autres bâtiments d'exploitation, un jardin, une cour, une garenne, des vignes, des terres labourables, des prairies, des bruyères et des aubarèdes, pour 45 000 livres21. Cet investissement financier et symbolique du négoce dans la vigne contribua à l'emprise des privilégiés de la fortune sur la vigne, souvent au détriment des populations du Sauternais.

 

Les populations locales du Sauternais

Les élites villageoises, c'est-à-dire les notables locaux comme les notaires, les chirurgiens ou les meuniers, composaient une troisième strate d'investisseurs en Sauternais, qui favorisèrent le développement du vignoble. Maitre Pierre Tartas, juge de Landiras et de Fargues, demeurant à Barsac, possédait un bourdieu à Barsac. En 1664, ce bien consistait en une maison, un chai, un puits, un jardin, des vignes en joualles et des terres labourables. Pierre Tartas était également propriétaire d'une pièce de terre en aubarède et d'un pré au Sesca, à Barsac, d'une vieille chambre de maison, d'un chai attenant et d'un lopin de terre au bout dans le bourg de Barsac22. Les notaires se trouvaient généralement très bien placés pour acquérir des biens car ils étaient les intermédiaires privilégiés des transactions foncières. On les retrouvait donc régulièrement au rang des acquéreurs potentiels.

Cette politique d'acquisition diversifiée en nature mais ciblée géographiquement caractérisait le comportement foncier des élites villageoises rurales qui choisissaient généralement d'investir près de chez elles pour utiliser ou gérer au mieux les acquisitions et consolider leur patrimoine. L'ensemble des élites locales avait, donc, également bien compris l'intérét économique de l'investissement foncier en Sauternais et contribua à déposséder de la terre ceux qui la cultivaient. La croissance des espaces viticoles fut indissociable de la mise en place d'une structure agraire dominée par la grande propriété, nobiliaire et bourgeoise, et marquée par l'exercice d'une domination économique sur les populations paysannes.

Il apparait, finalement, que les siècles modernes furent bien ceux de la formation du vignoble du Sauternais. La vigne passa progressivement du statut de culture secondaire diffuse à celui de production dominante. Malgré tout, la polyculture resta, même dans les exploitations les plus rentables, un trait essentiel du paysage rural du Sauternais. La croissance viticole du Sauternais fut réelle au cours de l'époque moderne, mais elle se fit selon des modalités variées. Le XVIIe siècle marque vraiment un siècle d'essor des surfaces en vigne. Au cours du siècle suivant, la croissance viticole se fit surtout par densification des plantations. Tout se passa d'ailleurs comme si l'ensemble des polémiques du siècle des Lumières liées aux plantations de vignes n'avait pas eu de prise en Sauternais. En effet, dès 1725, les interdictions de planter de la vigne apparurent en Guyenne, mais elles ne suscitèrent pas de protestations écrites ni de demandes de dérogations dans ce vignoble. Ceci montre que la vigne y avait déjà conquis une large part des terres propres à cet usage au XVIIIe siècle et qu'ensuite le développement viticole se fit de manière endogène plus que par la conquête de nouveaux espaces. Voir de grands propriétaires et de modestes paysans renoncer à semer du blé ou transformer leur propre clos en parcelle de vignes révèle l' attrait lucratif qu'exerçait cette culture à une époque oú l'agriculture conservait, d'abord et avant tout, un impératif nourricier.

 

Notas

1 Il s'agit d'un livre d'hommages réalisé entre 1273 et 1275 par le roi-duc Edouard Ier. Dans cet ouvrage sont consignés les noms de nombre de seigneurs du Sauternais médiéval. Pour ce petit pays, situé au sud de l'archiprétré de Cernès, les seigneurs étaient nombreux. Parmi eux figuraient la noblesse locale, à l'exemple de Galhard de Budos, qui déclarait tenir des terres et des prés à Sauternes, le seigneur Raimond de Calvimont de Cérons reconnaissait des biens à Barsac, Illats et Cérons.

2 Il s'agit du cartulaire du duché d'Aquitaine.

3 Sandrine Lavaud n'a pas étudié la formation du vignoble du Sauternais dans son ensemble, mais a préféré, pour cette étude ponctuelle, focaliser son attention sur la paroisse de Preignac, de façon à mieux en analyser les évolutions.

4 Archives départementales de la Gironde, E terrier 560, 1560. Le nom de la maison noble reste assez incertain : Souley ou Soler, que l'on aurait aujourd'hui tendance à transcrire par le terme de soleil.

5 «Dans le Bordelais, c'était la bande longitudinale de terrain en légère surélévation qui portait deux ou trois rangées de vigne (règes). Des cultures de céréales et de légumes se pratiquaient entre les règes bordelaises, comme sur les larges oulières provençales ménagées entre les rangs. Elles disparaissent au XIXe siècle avec la monoculture viticole.» Les joualles s'inspirent de la coltura promiscua, c'est-à-dire qu'elles mêlent la vigne et une autre culture, qui peut être arbustive aussi bien que céréalière.

6  Arch. dép. Gir., E terrier 560, 16 novembre 1561.

7  Arch. dép. Gir., C 4128, 1625.

8  Arch. dép. Gir., C 4201, 1664-1667.

9  Après un recul de 1600 à 1650, le vignoble d'Ile-de-France connut une réelle extension jusqu'en 1690 et marqua un nouveau temps d'arrét jusqu'au lendemain du grand hiver de 1709.

10  Arch. dép. Gir., C 4160, 16 juillet 1711.

11  Arch. dép. Gir., 2 E 2549, 19 aoüt 1737.

12  Vime : dans l'Angoumois et le Bordelais, osier pour attacher les sarments.

13  Arch. dép. Gir., Q 1582, 11 pluviôse an VI de la République, 30 janvier 1798.

14 Clairac est une petite ville du Lot-et-Garonne actuel qui produisait un vin moelleux en dehors de la sénéchaussée privilégiée de Bordeaux.

15  Arch. dép. Gir., C 4905, 1766-1767 ; C 4906, 1767-1768 ; C 4907, 1771-1772 ; C 4908, 1773 1774 ; C 4909, 1777-1778 ; C 4910, 1781-1784 ; C 4911, 1785-1789.

16  Ces chiffres sont le bilan tiré de la politique de défrichement en 1766-1767.

17  Arch. dép. Gir., 3 E 20074, 9 octobre 1765.-

18  Les sondages notariés qui ont amené au dépouillement de ces 63 baux à fief nouveau permirent également la collecte de 105 baux, 636 contrats de mariage, 172 actes d'échange, 285 contrats d'obligation, 221 quittances, 279 sommations, 481 testaments, 877 actes de vente, 415 contrats divers, soit un total de 3534 actes notariés.-

19  Arch. dép. Gir., 3 E 10289, 14 juin 1664.

20 Arch. dép. Gir., 2 E 1308, 20 janvier 1767.

21 Arch. dép. Gir., 2 C 694, 4 avril 1777.

22 Arch. dép. Gir., C 4201, 1664.

 

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*Cet article s'inscrit dans le cadre d'une recherche de doctorat intitulée « Vin, vigne et vignerons en Sauternais des années 1650 à la fin de l'Ancien Régime », préparée de 2005 à 2010 sous la direction du professeur Michel Figeac. Elle a été soutenue en juin 2010 à l'université Bordeaux Montaigne (France) et ensuite publiée : Stéphanie Lachaud, 2012.

Recibido: 10-12-2014 Aceptado: 15-06-2015

 


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