Frarujois-Xavier Nérard.
" Du Cahors au kagor. Pistes pour une histoire du vin de Cahors en Russie " / "From Cahors to kagor. Clues for a history of Cahor' s wine in Russia" / "De Cahors a kagor. Pistas para una historia del vino de Cahors en Rusia".
RIVAR Vol. 3, N° 7, ISSN 0719-4994, IDEA-USACH, Santiago de Chile, enero 2016, pp. 25-39.


Artículos

Du Cahors au kagor. Pistes pour une histoire du vin de Cahors en Russie

From Cahors to kagor. Clues for a history of Cahor's wine un Russia

De Cahors a kagor. Pistas para una historia del vino de Cahors en Rusia

 

Franfois-Xavier Nérard*

*Agrégé d'histoire. Ancien éleve de l'Ecole Normale supérieure, Frangois-Xavier Nérard est maitre de conférences á l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Correo electrónico: francois-xavier.nerard@univ-paris1.fr


Résumé

Il est difficile de distinguer dans l'histoire du vin de Cahors en Russie ce qui releve de la légende de ce qui est établi historiquement. La longue durée est aujourd'hui un argument commercial souvent mobilisé pour les vins de type kagor. C'est probablement á l'époque de Pierre le Grand que les vins franfais de la rive du Lot font leur apparition sur le marché russe. L'église orthodoxe qui recherche du vin pour ses célébrations liturgiques l'adopte également. Apres ce premier transfert, on constate, au cours du XIXe siecle, une adaptation et une transformation de ces vins. Les viticulteurs russes commencent en effet á produire des vins dits « d'église » qui rappellent ceux de Cahors. Le nom de Kagor, translittération en russe du nom de la région franfaise, leur est attribué. Le Kagor devient á l'époque soviétique un produit de consommation courante, particulierement prisé pour les repas de féte. Produit á partir de multiples cépages, et généralement pas du Malbec, ce vin doux et sirupeux ne conserve plus grand-chose d'autre que le nom de son lointain ancétre.

Mots-clefs : Cahors, vin d'église, transfert, adaptation, Kagor, Ukraine, Russie, URSS.


Abstract

It is difficult to tell what belongs to the legend and what is accurately established in the history of the Cahors wines in Russia. Merchants and wine dealers regularly use nowadays this long-term history to sell kagor-type wines. It is probably during Peter the Great's reign that French wines from the Lot region appeared on the Russian market. The Orthodox church, in the search for liturgy use, also adopted them. After this first transfer, these wines got adapted and transformed in Russia during the 19th century. Russian winemakers began indeed to produce so-called "church wines" that were supposed to remind of the Cahors ones. They were given the name of Kagor, transliteration into Russian of the name of the French region. Kagor thereafter became during the Soviet period a widespread product of consumption, usually drunk during holiday meals. Kagor is a thick sweet red wine, produced from different grape varieties, and most generally not from Malbec. It has nothing more in common with its distant ancestor, except maybe its name.

Keywords: Cahors, Church wines, transfer, adaptation, Kagor, Ukraine, Russia, USSR.


Resumen

Es difícil dilucidar la historia del vino de Cahors en Rusia en relación a la leyenda históricamente establecida. La permanencia de esta leyenda suele ser hoy un argumento comercial para movilizar o promocionar los vino del tipo kagor. Probablemente, la llegada de los vinos franceses de las orillas del río Lot en el mercado ruso datan de la época de Pedro el Grande; además, la iglesia ortodoxa procuraba estos vinos para sus celebraciones litúrgicas. Tras su primer arribo existe, en el curso del siglo XIX, una adaptación y transformación de dichos vinos. Los viticultores comenzaron, en efecto, a producir los vinos "de la iglesia" en reminiscencia a los vinos de Cahors. Les otorgaron el nombre Kagor, transliteración en ruso de la región francesa. Kagor, en la época soviética, se convierte en un producto de consumo particularmente popular para las comidas festivas; generado a partir de múltiples cepas, generalmente no Malbec, este espeso y dulce tinto nada tiene en común con su ancestro lejano, excepto, talvez, con su nombre.

Palabras clave: Cahors, vinos de iglesia, transferencia, adaptación, Kagor, Ucrania, Rusia, USSR.


 

Il y a peu de vins en Russie et dans l'espace postsoviétique qui jouissent d'une notoriété et d'une reconnaissance immédiate aussi nette que le kagor. Présent dans la totalité des magasins d'alcool ou de grandes surfaces, ce vin, épais et doux, est un passage obligé des tables de fétes, des petites et grandes occasions. Alors que la consommation de vin connait une nette progression depuis la disparition de l'URSS (Nérard, 2008) et surtout qu'elle se « spécialise », s'affine et se diffuse, la consommation de kagor reste une trace évidente des pratiques soviétiques. Produit en Ukraine, en Azerbai'djan et dans le sud de la Russie, il jouit donc d'une homonymie parfaite avec la ville lotoise et son vignoble. Pour autant, ce vin est bien différent aujourd'hui de ceux de son terroir d'origine : si on peut encore trouver du malbec en Russie et en Ukraine, il n'entre que rarement dans la composition des vins vendus sous l'appellation kagor.

Écrire l'histoire de ce vin, de sa production, de son implantation en Russie puis en URSS se révele donc doublement intéressant puisqu'elle s'inscrit dans une logique de transfert et de circulation aussi bien des marchandises, des technologies que des représentations. Le développement économique de l'Empire russe entre le XVIIIe et le XXe siecle fait l'objet de nombreuses discussions (Kamenskij, 1999). L'influence de l'Occident est notamment au cceur de ces réflexions gráce á l'étude des transferís de technologie, des innovations et de leur adaptation en Russie (Alekseeva, 2007). Cette problématique traverse notre enquéte :

comment le vin de Cahors pénetre-t-il l'espace russe ? Quels sont les vecteurs de ce transfert ? Ce questionnement est économique (marchands, vignerons, transporteurs), il est également géographique : quels sont les centres de diffusion du vin de Cahors ? Les ports (Bordeaux, Saint-Pétersbourg) ? Quels sont les relais sur le territoire russe (la Crimée ? La Russie méridionale) ? Il s'agit certes de tracer l'histoire d'un transfert des rives du Lot vers les espaces russes, mais également de penser les modalités d'une adaptation, d'une transformation et d'un développement d'un nouveau produit dans l'espace russe puis soviétique. Comment ce produit étranger parvient-il á s'adapter dans une société oú la culture du vin est fragile, hésitante jusqu'á devenir une boisson « traditionnelle » dont seul le nom étrange á prononcer rappelle les origines lointaines ? Cette enquéte, on le comprend, permet de croiser bien des questionnements. La fin du XIXe siecle notamment, lorsque les échanges entre la Russie et l'Occident s'intensifient, représente un enjeu majeur de notre réflexion puisque c'est á ce moment précis que l'acculturation se produit, que la substitution progressive des vins produits localement aux vins importés a lieu : quels sont les acteurs, les techniques, les lieux et les étapes de ce processus?

 

Les origines?

L'histoire du kagor, si elle s'inscrit dans cette vaste problématique des échanges de l'Occident vers la Russie, offre en outre un autre défi majeur á l'historien. Son histoire mythifiée, peu étudiée, qui sert d'argument commercial majeur dans l'espace post-soviétique contemporain. Internet, oú les succédanés du kagor sont présentés sur une multitude des sites (vente de vin en ligne, producteurs) qui conjuguent une ambition commerciale avec de courtes pages plus pédagogiques replafant (ou tentant de le faire) le vin dans son histoire, joue d'ailleurs le role d'une véritable caisse de résonance. La méme histoire est ainsi répétée á l'infini sans qu'il soit véritablement possible pour l'instant d'en retracer l'origine, de déméler ce qui releve du mythe, de la réalité. Une simple recherche sur le moteur de recherche russe [www.yandex.ru], renvoie pour les mots kagor vino 232 000 réponses et plus de 3 000 images, des résultats comparables á ceux obtenus sur Google. L'origine du kagor y est présentée comme établie et répétée á l'envie, sans aucune référence précise. Au-delá méme de la véracité des faits rapportés, on peut y voir une sorte d'origine mythique d'un vin, qui contribue par lá méme á le légitimer en l'inscrivant dans la longue durée de l'histoire russe.

On peut néanmoins distinguer deux étapes majeures de cette histoire. La premiere est celle de l'importation et de la diffusion des vins de Cahors, au sens propre du terme, dans l'espace russe : les vins de Cahors sont expédiés par navires via Bordeaux pour rejoindre le port de Saint-Pétersbourg avant d'étre diffusés dans l'Empire. Cette période débute sous le regne de Pierre le Grand et se prolonge jusqu'á la fin du XIXe siecle. La seconde est celle de l'appropriation qui passe par une production locale puis par une « nationalisation » du vin qui, en gardant certes son nom générique, perd ses caractéristiques de cousinage et devient un vin totalement soviétique, suivant en cela un parcours assez similaire au sampanskoe soviétique étudié par Jukka Gronow (Gronow, 2003 : 17-30). Au-delá des conflits d'appellation qui opposent judiciairement les producteurs, c'est bien l'histoire d'une adaptation réussie, d'un transfert culturel et technique que nous souhaitons écrire. L'enjeu de cette recherche sera donc d'en décrire les étapes. C'est ce projet que nous proposons de présenter, en posant de premiers jalons avant de le mener á bien dans le cadre d'une recherche plus aboutie.1

Les débuts de la présence cadurcienne en Russie sont difficiles á détecter avec précision. L'apparition du vin de Cahors en Russie est généralement liée á deux passeurs majeurs : l'empereur Pierre le Grand (il regne de 1682 á 1725), « occidentalisateur » de la Russie d'un coté et l'église orthodoxe de l'autre qui aurait trouvé dans ces vins, les boissons nécessaires á la célébration du miracle de l'eucharistie.

Le souverain aurait, selon un récit régulierement repris,2 soit apprécié le vin pour des raisons gustatives, soit pour des raisons médicales. Pierre aurait en effet souffert d'ulceres á l'estomac et c'est pour lutter contre que les médecins lui auraient prescrit de boire du vin de Cahors pendant ses repas. On notera que cette association du Cahors et de propriétés thérapeutiques perdure jusqu'á présent (de tres nombreuses pages Internet y font référence, sans méme se référer á l'histoire de l'Empereur). Ce blanc-seing impérial serait á l'origine des premieres importations du vin en Russie.

L'affaire ne semble pas aussi claire. Si l'Empereur pouvait bien avoir bu du vin (ce qui correspondrait á ses ambitions d'acculturation), le fait qu'il ait bu précisément du Cahors n'est pas précisément établi. L'historien russe M. Bogoslovski, en se référant au Journal du conseiller de l'ambassadeur autrichien Korb, évoque du vin de tokay et du vin rouge franfais, sans plus de précision (Bogoslovskij, 1946 : 111). Les contacts renforcés entre le Bordelais et la Russie sous Pierre le Grand sont en revanche bien connus. En 1723, le Tsar nomme un premier consul dans la ville girondine. Son objectif est clairement de développer et de mieux controler les échanges de vins, qui du fait des tres nombreux intermédiaires, arrivent le plus souvent frelatés sur le marché russe. Giliane Besset, en se fondant sur les registres de congés des navires, dénombre ainsi 2 839 tonneaux envoyés de Bordeaux vers la Russie entre 1698 et 1716 (Besset, 1982 : 198). Il est pourtant difficile d'estimer la provenance exacte de ces vins et s'ils comprennent, ou non, des vins de Cahors. On trouve néanmoins, et cela tend á corroborer l'hypothese du role de Pierre, une premiere trace explicite des vins « rouges de Cahors » dans une liste de prix de Saint-Pétersbourg de 1728 repérée par Pierrick Pourchasse (Pourchasse, 2003).3 Ces derniers sont encore explicitement mentionnés dans un mémoire conservé aux archives nationales, intitulé « L'état des marchandises de France que l'on porte á Saint-Pétersbourg » en 1758, et cité par Giliane Besset. Jusqu'en 1769, les vins représentent la moitié, en valeur, des cargaisons exportées vers la Russie, avant de se voir dépassés par les marchandises « coloniales », comme le sucre, le café ou l'indigo.

Le véritable développement des échanges débute cependant pendant les années 1740 avant de connaitre un apogée avec l'Ambassade du Comte de Ségur (1785-1789). Le traité franco-russe de 1787 provoque clairement une intensification des échanges (Ollivier-Chakhnovskaia, 2011). Son article 12 prévoit notamment une baisse significative des droits de douane sur les importations de vin franfais. Les vins de Cahors restent inclus dans la masse des vins de Bordeaux, notamment lors du passage du Sund et il est difficile d'en retrouver précisément la trace. Les premiers vins de Cahors explicitement mentionnés au passage du Sund datent de 1786.4 Les échanges cessent brusquement, et tres provisoirement, avec les différentes décisions de Catherine II sanctionnant la France révolutionnaire, en 1793. Le trafic vers la Russie représente selon les données de Giliane Besset, á la fin de la période, 5,26 % du trafic bordelais vers l'étranger et 19,3 % du trafic vers les pays du Nord (Besset, 1982 : 200-201), soit environ 35 navires annuels. Le commerce de vin reprend toutefois en janvier 1797, c'est d'ailleurs l'une des premieres décisions de Paul 1er lorsqu'il succede á sa mere en 1796. Les vins de Cahors franchissent á nouveau le Sund des mai 1797.5 Pierre Le Grand joue donc un role important, mais qu'il importe cependant de ne pas surestimer. C'est surtout au cours du XIXe siecle que le vin franfais, et celui de Cahors deviennent présents en Russie.

L'Église orthodoxe russe, grande consommatrice de vin pour des raisons liturgiques, constituerait un deuxieme vecteur important de diffusion du Cahors en Russie. Elle aurait au méme moment (mais lá encore, rien ne semble établi définitivement) découvert le vin de Cahors et l'aurait choisi. De fait, c'est bien par l'intermédiaire de l'église que le vin de raisin a pénétré la Russie : pour l'un des premiers experts russes du vin, Petr Keppen, les vins étrangers étaient réservés á la table et aux caves des Souverains et « á la célébration du culte religieux » (Keppen, 1832 : 8). Au Moyen-áge, les russes consomment surtout en effet toutes sortes de boissons fermentées, á base de miel, de jus de bouleau ou de seigle. Les premieres allusions au vin de raisin que les sources mentionnent sont toutes liées á la question de la religion : il s'agit de vin utilisé pendant l'eucharistie. On ne dispose pas de plus de précisions puisque l'Église orthodoxe tarde á définir précisément ce que doit étre le vin de messe. Les vins étrangers sont néanmoins depuis le concile des Cent Chapitres de 15516 les seuls utilisés pour la messe. Ils sont achetés sur les grandes foires de Russie. La pratique semble faire du Cahors de l'époque un vin prisé pour l'exercice. Mais la consommation de ce type de vin dépasse rapidement la seule utilisation liturgique.

Dans l'article qu'il consacre au vin d'église (cerkovennoe vino, c'est l'expression consacrée en Russie) dans l'important dictionnaire encyclopédique de Brokgauz et Efron,7 le grand cenologue russe Vassili Tairov montre en effet que seule une petite partie du vin de ce type consommée en Russie l'est dans le cadre de la célébration de l'eucharistie (500 000 seaux soit 61 500 hl, représentant 10 % de la production annuelle totale). Pour Tairov, ce vin est également consommé pour des raisons thérapeutiques, mais également pour toutes les fétes religieuses comme les baptémes ou les mariages. Cette consommation « dérivée » du vin d'église est á l'origine de leur grande popularité et de leur place majeure dans le marché russe.

En ce début de XXe siecle (le tome du dictionnaire est publié en 1903), Tairov mentionne le Cahors, le rogomme et le benicarlo comme les vins étrangers qui correspondent le plus aux exigences du vin d'église. Pour ce qui est de l'espace russe, Tairov évoque d'abord les vins de Kizliar dans le Caucase, puis d'autres vins méridionaux de la Russie sous condition d'une transformation. Il attire aussi l'attention de ses lecteurs sur les nombreux cas de contrefafon.

Les « vins de Cahors » sont ainsi bien présents en Russie au cours du XIXe siecle, jouissant de ce double patronage : on retrouve la trace, notamment dans l'article « Cahors » du dictionnaire de Brokgauz et Efron, de certains producteurs, comme le Cahors Grand-Constant (également cité par Petr Keppen -qui ne fait pourtant qu'une mention des vins de Cahors sur les dix pages qu'il consacre aux vins franfais- en 1832 (Keppen, 1832 : 24-34)), le Cahors Duroc et le Cahors Marquere8 (que l'on retrouve par exemple dans le traité sur les vins du Médoc de 1853 de Wm Franck). Il évoque également et spécifiquement le rogomme qui se vendait aussi au royaume des Tsars.

 

"Easter food in Russia". Fuente: commons.wikimedia.org

Sous la double influence de la crise du phylloxéra (qui réduit drastiquement les exportations franfaises) et du nationalisme économique, industriel et alimentaire qui caractérise le regne du tsar Alexandre III (1881-1894), la fin du XIXe siecle correspond, sur le territoire russe á un réel développement de la viticulture et á une éviction progressive des vins franfais, remplacés par des productions locales.

 

Le remplacement

Pierre Gayet, lorsqu'il étudie pour sa these de doctorat en pharmacie, les vins de Cahors, aborde la question de leur diffusion en Russie, gráce notamment au témoignage d'un commerfant cadurcien qui tint un comptoir commercial á Constantinople de 1919 á 1924. Celui-ci avait rencontré des russes exilés par la Révolution bolchevique qui lui avaient confirmé la présence de vins de Cahors dans les caves impériales. Il aborde également un point plus sensible, et qui reste á fouiller : celui de la diffusion des cépages lotois sur le territoire russe :

Selon d'autres sources d'ailleurs, l'hypothese a été soutenue d'apres laquelle des cépages lotois auraient été plantés dans des Provinces méridionales de Russie et fourniraient, en Azerbaidjan notamment, un vin local, proche, par ses caracteres, du vin des cotes du Lot. Hypothese qui mériterait vérification expérimentale (Gayet, 1964 : 5).

Le malbec est en tout état de cause loin d'étre le cépage dominant dans ces régions, y compris á cette époque. L'hypothese évoquée par Pierre Gayet reste néanmoins plausible, sous condition d'une enquéte plus fouillée, car, apres la conquéte de la nouvelle Russie á la fin du XVIIIe siecle, les russes entreprennent de moderniser la production (jusque lá organisée par les Tatars de Crimée) par l'introduction de nouvelles variétés et de nouvelles techniques. Des spécialistes, notamment franfais, sont embauchés par Potemkine pour Catherine. C'est le cas notamment de Joseph Banq, vigneron de Marseillan, dans le Languedoc bien étudié par Julie Ollivier-Chakhnovskaia (Ollivier-Chakhnovskaia, 2011). Il travaille ainsi d'abord á Astrakhan, puis apres la conquéte de la Crimée dans la presqu'ile. Potemkine lui demande explicitement de remplacer les cépages locaux par du tokay.

On considere généralement que l'histoire de la production de vin en Russie débute véritablement á partir de la conquéte de la Crimée, que l'on vient d'évoquer. Un embryon de viticulture existe bien dans la région d'Astrakhan depuis Pierre le Grand, mais la production restait tres limitée. La conquéte du Caucase au cours du XIXe siecle contribue également á intégrer dans l'empire des zones de production traditionnelle de vin. Il reste que globalement, jusqu'au dernier quart du XIXe siecle, le vin est d'abord un produit d'importation. C'est bien sous Alexandre III, que la production locale de vin se développe, notamment gráce au prince Galitsyne qui met en place á Soudak (sur les bords de la mer noire, au sud-est de la Crimée) une véritable production, notamment de « champagne », et un important réseau de caves. A la veille de la guerre de 1914, la production de vin en Russie en 1914 se monte á environ 3 millions d'hectolitres, mais un tiers seulement est consommé hors zone de production (Nérard, 2009).

Le vin d'église n'échappe pas á cette explosion de la viticulture russe, d'autant plus que les importations souffrent considérablement de la crise du phylloxéra. L'un des promoteurs de la production d'un vin doux de type kagor est ainsi Piotr Ionovitch Gubonin, un grand magnat russe des chemins de fer, qui investit massivement á Gurzuf á partir de 1881.9 Cette phase de « nationalisation » de la production de vin d'église s'accompagne d'un effort sensible de réglementation. En 1902, lors du premier congres des vignerons et des viticulteurs de Russie, deux types de vin (et de technologie de production) sont désignés comme « vins d'église », l'un est un vin doux, l'autre un vin sec. Il semble, mais il faudra le vérifier plus précisément, que l'on désigne alors le vin doux sous le nom de kagor. La section consacrée aux vins d'église est d'autant plus substantielle que les enjeux économiques, on l'a vu, sont loin d'étre négligeables.

Par la suite, les modes et les technologies de production sont protégées par la loi du 24 avril 1914 « Sur le vin de raisin en Russie » qui encadre la production et le commerce du vin :10 l'effort de réglementation de la viticulture est donc général, mais le vin d'église y a toute sa place. Dans son article VI, elle prévoit de compléter le Code pénal (Ustav o nakazanijah) d'un article 115 alinéa 8, qui mette en place des sanctions contre ceux qui ne respecteraient pas les regles établies pour : « la préparation pour la vente, la conservation dans des locaux commerciaux et industriels et la vente de vin d'église et de vins thérapeutiques ». Une annexe de cette loi précise un certain nombre de ces exigences, mais reste relativement floue sur les vins d'église. L'article 3 précise ainsi que

la préparation pour la vente, la conservation dans des locaux commerciaux ou industriels et la vente de vin de raisin sous l'appellation « vin d'église » sont autorisées en respectant les exigences établies par le Saint Synode, conformément au présent reglement, en accord avec la direction principale de l'agriculture.

Ce point, selon A. Shakhnazarov en 1916, semble essentiel. Il insiste sur la multiplication des contrefafons qui précedent la loi, notamment la vente de vins dans lesquels du sucre et autres substances édulcorantes étaient ajoutées (Shakhnazarov, 1916). Le Saint Synode avait en effet publié en 1915 ses instructions : dans le premier point, il insistait sur la couleur du vin et des raisins utilisés. Il importait que le vin füt « d'une coloration suffisamment intense » et « foncée ». Il autorisait l'utilisation de raisins blancs en complément des rouges á cette seule condition du produit fini. Cette teinte intense du vin est au coeur des définitions du vin d'église - on la retrouve dans l'article de Tairov dans le Brokgauz et Efron. Par ailleurs, le raisin et la vigne devaient étre sains (pas de maladies). Le vin obtenu devait l'étre exclusivement á base de raisins : il était fait interdiction d'utiliser du sucre de betterave ou de l'alcool de blé. Pour résumé, le vin d'église doit donc étre naturel, sans adjuvant, d'une couleur sombre, et relativement fort. Il peut étre sec ou doux. La conférence de 1902 maintient la distinction. L'utilisation semble varier selon les régions de l'Empire. Tairov évoque des vins secs utilisés par exemple en Outre-Caucase et en Bessarabie. Le vin mis en vente devait enfin indiquer sur l'étiquette « vin d'église - vin d'office religieux » plus la mention vin doux ou vin sec (le texte utilise le mot kisloe - acide). C'est cet ensemble d'exigences strictes qui expliquent la popularité de ces vins dont les vertus thérapeutiques sont sans cesse répétées.

 

La soviétisation

Une désorganisation totale de la viticulture russe puis soviétique caractérise la période de la « guerre de huit ans », qui voit la guerre civile succéder á la Premiere Guerre mondiale, les territoires de l'ancien empire russe étant en guerre de 1914 á 1922 environ. Les zones de production, et notamment l'Ukraine, souvent théátre des opérations militaires sont durement touchées. La reprise sera lente tout au cours des années 1920. Il faudra attendre le milieu des années 1930 pour que les autorités décident d'un vaste développement de la production de vin en URSS. Celui-ci s'inscrit dans une logique politique : il s'agit de prouver la formule de Staline, prononcée en novembre 1935 : « la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie ». Cette amélioration supposée de la vie des Soviétiques fait suite aux périodes de disette et de famine du début des années 1930. Les Bolcheviks veulent donc fournir les preuves manifestes de ce progres : la consommation de vin, présentée comme moins rustique que celle de la vodka, doit étre développée dans ce cadre. Les ouvriers doivent pouvoir accéder á ce qui était, avant la révolution, réservé aux bourgeois. La Grande Guerre patriotique, nom soviétique du second conflit mondial, interrompra provisoirement ce développement, mais la tendance se poursuivra notamment dans les années 1960 et 1970.

La production soviétique d'un vin appelé kagor s'inscrit dans ce contexte général et voit ses volumes augmenter en méme temps que le développement de la viticulture dans l'Union soviétique des années 1930 sous l'influence du commissaire du peuple á l'industrie alimentaire, Anastas Mikoyan. C'est ainsi á la fin des années 1920 que l'on retrace les premieres productions importantes de ce vin : en Azerbaidjan depuis 1928 puis á partir de 1933, l'entreprise Massandra en Crimée produit un Kagor renommé.

Ce kagor soviétique, héritier des vins d'église de l'Empire, est un vin doux naturel, donc muté (on ajoute de l'alcool au moüt en cours de fermentation) á partir de raisins dont la concentration en sucre ne doit en aucun cas étre inférieure á 20-24 %. Le moüt est en outre chauffé jusqu'á 55 °C avant pressage. D'autres techniques seront employées prévoyant notamment des mélanges et des ajouts de vins doux. On constate une tres grande hétérogénéité de production : les caractéristiques principales du vin restant sa couleur rouge profond, sa texture et de plus en plus son caractere doux.

Il s'agit désormais d'un vin produit á partir de différents cépages, suivant les régions d'URSS : en Crimée, en 1959, on utilise du cabernet, malbec, mourvedre, morastel et saperavi. Le saperavi est principalement utilisé en Géorgie (d'oú il est originaire). Mais d'autres cépages sont utilisés comme le tavkveri ou le matrassa (en Azerbaidjan) (Guerassimov, 1959 : 475-476).

Le kagor devient rapidement un vin de consommation courante. Pendant la Grande Guerre patriotique, il fait partie des rations données aux soldats blessés dans les hopitaux (notamment un vin produit en Ouzbékistan sous le nom de Ouzbekiston). Sa production se développe par la suite parallelement á l'explosion de la production viticole en URSS dans les années soixante : celle-ci passe en effet de 2 millions d'hectolitres en 1940 á 14 millions en 1965 et á 24 en 1969 (Connor, 1972, p. 37). Il reste aujourd'hui encore tres consommé. Associé á une consommation féminine pendant les fétes, il est également encore et toujours vanté pour ses vertus thérapeutiques : « Le kagor est un médicament irrempla9able dans les cas de rhumes, de maladies de l'estomac ; á petites doses on l'utilise également pour guérir l'artériosclérose, les bronchites, les amygdalites chroniques, les angines et les gastrites » peut-on encore lire dans les pages du journal du Patriarcat de Moscou (Anokhin, 2013: 100).

Son poids économique est tres important, á tel point que l'accord d'association de l'Ukraine et de l'Union européenne ratifié en septembre 2014 comprend ainsi une déclaration spécifique concernant le kagor (orthographié en cyrillique). Il précise que

l'Ukraine peut continuer á utiliser la dénomination « Karop » sur son propre territoire pour un vin muté produit selon les grandes caractéristiques suivantes : production á partir de raisin et de moüt locaux ; arrét de la fermentation par addition d'alcool éthylique ; teneur en alcool du produit final : 15 á 17 % vol. alc. ; teneur en sucre du produit final : 140 á 200 g/l.11,12

Le caractere générique de l'appellation kagor ne fait que se renforcer apres la chute de l'Union soviétique, notamment au cours des dernieres années. On retrouve certes les méthodes soviétiques de fabrication. La technologie actuelle reste assez simple (Anokhin, 2013 : 97-98) : on utilise des raisins á forte capacité de coloration (cabernet cauvignon, kakhet, matrassa, morastel, magaratcha rubis, saperai, tavkveri, merlot et malbec) et á haute teneur en sucre (pas moins de 20 %). Le moüt est chauffé jusqu'á 55-75 °C puis mélangé á cette température pendant une heure et demie, deux heures. Il est alors refroidi á 25 degrés. On introduit alors des levures. A l'issue de la fermentation, le moüt est pressé, puis on y ajoute de l'alcool ou d'autres vins. Un article du journal du Patriarcat de Moscou (Anokhin, 2013, p. 98) note néanmoins que, depuis l'adoption des standards d'Etat (GOST) 2005 et 2006 en Russie, le cadre réglementaire de la production du kagor est nettement plus souple. A l'époque soviétique, ce vin nécessairement de 16°C devait avoir avec une teneur en sucre variant entre 16 et 25 g/l. Les producteurs sont désormais beaucoup plus libres de produire ce qu'ils veulent sous cette appellation ! On trouve méme des kagors peu alcoolisés, commercialisés á 10 ou 11°C sous les noms de « Canonique » ou « Concile ». Le marché est ainsi tres hétérogene : on peut acheter en Russie sous le nom de kagor différents produits, de qualités bien différentes oú les références au vin d'église sont de plus en plus nombreuses (que ce soit du fait nom du vin ou des illustrations de l'étiquette).

On retrouve donc en ce début de XIXe siecle, les problemes auxquels se confrontaient spécialistes et producteurs un siecle auparavant. La nécessité de lutter contre la fraude et le besoin de définir précisément des produits, qui rencontrent une demande importante. On manque pourtant tres clairement de standards et de criteres de définition aujourd'hui encore de ce vin. Une nouvelle loi, en 2012, a tenté de réguler la « production et la vente » des alcools et du vin. Il est ainsi spécifié que ne peuvent s'appeler vin que des boissons oú l'alcool est un alcool de raisin. L'appellation est refusée si on utilise par exemple de l'alcool de grain pour renforcer le vin : le produit devient alors une « boisson vineuse » (vinnyj napitok).

L'histoire des vins de Cahors en Russie et de leur adaptation au marché russe est un vaste champ qui reste encore á défricher. Parmi les questions les plus complexes qui cherchent une réponse sont celles qui concernent l'origine des contacts entre le vignoble de Cahors et la Russie : sont-elles véritablement contemporaines de Pierre ? Qui sont les acteurs de ce commerce ? Quels volumes ? Quelle chronologie ? Il importe également d'étudier plus précisément le deuxieme vecteur de diffusion du Cahors en Russie : le vin d'église. On connait mal la logique et les étapes de sa popularisation. Comment se répand l'idée des vertus thérapeutiques de ce vin ? Comment et quand le vin de Cahors est-il associé au vin d'église ? Le processus de remplacement qui prend place á la fin du XIXe siecle pose également un certain nombre de questions. Peut-on parler de transfert de technologie ? Il semble que des points communs existent entre la technologie de production du rogomme et celle du kagor russe (notamment le chauffage). Pour autant, lá encore les références sont faibles. Qu'en est-il précisément ? La question de la diffusion du malbec en Russie mérite elle aussi d'étre fouillée. Quelle est la place du kagor dans la production industrielle viticole soviétique ? Comment expliquer ce grand succes industriel et la présence de ce type de vin sur les tables soviétiques ? On le voit : les questions ne manquent pas et ouvrent de vastes perspectives de recherches. Elles expliquent la forme inhabituelle de cet article qui se conclut par des points d'interrogation!

 

Notas

1 Ce texte n'est pas le fruit de recherches achevées, mais bien au contraire les premiers pas d'une réflexion. Il s'agit donc d'exposer des pistes de réflexion, de poser des questions et de fournir les premiers éléments d'une possible étude. Le lecteur voudra donc bien faire preuve d'indulgence pour les éventuelles imprécisions ou approximations.

2 Voir par exemple : http://creative-wine.ru/vinnye_sekrety/vino_kagor/

3 AN, B3 432, Etat des marchandises que l'on porte á Saint-Pétersbourg qu'y s'y vendent aux prix marqués ci-dessus (1728). Les vins de Cahors sont vendus de 20 á 22 roubles la barrique. Un prix comparable aux autres vins frangais commercialisés.

4 http://dietrich.soundtoll.nl/public/cargoes.php?cname=Cahors%20vin

5 http://dietrich.soundtoll.nl/public/cargoes.php?id=290791

6 Notamment dans le chapitre 49 des résolutions du concile : « au sujet des monasteres saints et honnétes et de la réponse du concile sur les regles sacrées ».

7 Publié entre 1890 et 1907. Brokgauz F.A., Efron I.A. Enciklopediceskij slovar'. Article cerkovnoe vino (pepKOBHoe buho), tome 38. Saint Petersbourg, 1903: 74.

8 Brokgauz F.A., Efron I.A. Enciklopediceskij slovar'. Article Kagor (Karop), tome 13. Saint Petersbourg,1894: 868.

9 I. V. Kurukin, Gosudarevo kabackoe delo : ocerki pitejnoj politiki i tradicij v Rossii (L'Etat et les cabarets réflexions sur la politique et les traditions liées aux boissons en Russie), AST, Moscou, 2005, p. 127.

10 Le texte de la loi est disponible en russe á l'adresse suivante :http://rusvina.ru/wineopedia/spravka/index.php?SECTION_ID=8&ELEMENT_ID=631

11 Journal officiel de l'Union européenne. L 161, 57e année, 29 mai 2014, p. 1930.

12 Depuis le rattachement (annexion) de la Crimée á la Fédération de Russie en mars 2014, une partie importante de la production de Kagor se fait désormais sur le territoire russe. La grande entreprise Massandra a notamment été nationalisée.

 

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Recibido: 15-2-2015 Aprobado: 10-5-2015

 


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