Pascal Griset et Léonard Laborie.
"Introduction. De qui, de quoi, malbec est-il le nom ?" / "Whom and What is Malbec About?" / "¿De qué, de quién es el nombre malbec?".
RIVAR Vol. 3 N° 7, ISSN 0719-4994, IDEA-USACH, Santiago de Chile, enero 2016, pp. 1-10.


Presentación

Introducción ¿De qué, de quién es el nombre Malbec?

Introduction De qui, de quoi, Malbec est-il le nom?

Introduction Whom and What is Malbec About?

 

Pascal Griset* Léonard Laborie**

*Professeur d'histoire contemporaine, Université Paris-Sorbonne. Directeur de l'Institut des sciences de la communication (CNRS, UPMC, Paris-Sorbonne), Paris, France. Correo electrónico: pascalgriset@yahoo.fr

**Chargé de recherche au CNRS, UMR Sirice (CNRS, Université Paris 1, Université Paris-Sorbonne), Paris, France. Correo electrónico: leonard.laborie@cnrs.fr


 

Malbec: en quelques années, ce cépage est devenu une marque globale. Au gré de quels processus historiques? Cette livraison de RIVAR propose de premiers éléments de réponse. Avec trois articles sur le vignoble de Cahors, et deux sur les autres territoires viticoles connectés á lui par le cépage (Argentine, Chili) ou par l'appellation (kagor), elle rassemble une matiére qui était jusqu'á présent disséminée ou tout simplement inexistante. « Malbec is very much an international varietal with a strong economic and emotional connection to Argentina, where 70% of the world's Malbec vineyards are planted. It may be considered a South American specialty at this point, but it is always interesting to dig deeper into the French "roots" of Malbec wine ».1 Issue d'un blog, cette citation refléte l'idée qu'un nombre croissant d'amateurs et de commentateurs se fait non seulement du présent, mais aussi du passé du malbec. Aussi avons-nous décidé de nourrir la réflexion sur ce passé et la maniére dont il se méle au présent, en explorant les « racines » historiques du cépage, tout en commencant á dépasser ce récit généalogique devenu standard, en pointant son historicité propre et ce qu'il révéle du jeu des acteurs en présence. L'historien doit prendre les récits au sérieux, surtout quand ils portent sur les origines.

C'est bien certainement depuis Cahors que le cépage malbec a conquis le Bordelais avant de s'embarquer pour le Nouveau Monde. Au XIXe siécle, il a en effet voyagé de la France vers l'Amérique du Sud, oú il s'est acclimaté au Chili et en Argentine, pour participer á la production du « vin de l'immigrant » (Lacoste, 2003) et, un siécle plus tard, á l'essor de vins d'exportation, avec l'appui renouvelé de savoir-faire et de capitaux francais (Blanchy, 2014). Mais dans sa région d'origine, entre Bordeaux et Toulouse dans le sud-ouest de la France, le cépage malbec n'a été mis en avant sous ce nom qu'assez récemment, dans la seconde moitié des années 2000. Ce changement sémantique et stratégique en matiére de communication était alors directement relié á ce qui venait de se passer de l'autre cóté de l'Atlantique. L'idée était en effet de rendre visible le vin de Cahors sur les marchés internationaux en capitalisant sur le succés de l'industrie viticole argentine. A la fois originale et reflet de son temps, cette stratégie est désormais entrée dans les manuels de marketing francais (Castaing, 2013 : 49-56). Elle s'est matérialisée sous de multiples formes, des étiquettes sur les bouteilles á l'ouverture d'un lieu de dégustation en ville (la Villa Cahors Malbec), en passant par l'organisation d'un événement de grande ampleur dédié au malbec, les Journées internationales du malbec, en 2008.

 

Visuel de présentation du programme des Cahors Malbec Days, 2014. © UIVC

En juin 2014, lors de la troisiéme édition de cet événement rebaptisé Cahors Malbec Days, une bodega argentine a présenté son projet d'investissement dans le vignoble de Cahors pour y développer la production de malbec francais.2 A la méme occasion, un historien argentin, Pablo Lacoste, brossait l'histoire de la viticulture et du malbec en Argentine et rencontrait les coordinateurs de ce numéro venus présenter les objectifs de leur projet d'histoire du vignoble de Cahors et du cépage malbec, construit avec le soutien de l'Union Interprofessionnelle du Vin de Cahors. C'est de cette rencontre qu'est née la présente publication. Les croisements viticoles transatlantiques ont ainsi favorisé la publication d'un article de Pablo Lacoste sur le malbec francais (Lacoste, 2015) et des premiers résultats de l'équipe francaise dans une revue basée dans le Cóne Sud. Philippo Pszczólkowski et Pablo Lacoste ont alors pris la balle au bond et proposé d'ajouter ici leurs propres perspectives sur l'histoire américaine du malbec. Non seulement l'histoire de ce cépage s'est nouée et se noue encore au croisement de ces deux espaces, mais elle s'y écrit et s'y publie aussi maintenant.

Avant de laisser la place aux articles, nous voudrions revenir sur les origines du malbec, qui n'est pas tout le sujet, mais d'oú il faut bien partir. La question est forcément compliquée, qu'il s'agisse des origines de la variété ou du nom utilisé pour la décrire. On compte plusieurs dizaines de synonymes, qui correspondent á une grande richesse de variétés et á une grande diffusion á travers la France ; on compte aussi beaucoup d'homonymes. Nous nous contenterons de tordre le cou á deux légendes. D'abord, contrairement á ce qu'on lit trop souvent sur Internet, notamment dans la notice « malbec » en anglais de l'encyclopédie Wikipedia,3 l'ampélographe Jacques Galet n'accrédite pas l'origine bourguignonne du cépage (Galet, 1990 : 104-105). Au contraire, il se départit d'une hypothése certes fort ancienne, mais mal étayée sur le fait que le cépage malbec était appelé localement auxerrois. Le juriste et professeur á l'Université de Cahors Francois Roaldés témoignait déjá au XVIe siécle d'une interrogation sur les origines de ce cépage « qu'aucuns pensent avoir été apporté d'Auxerre en ce pays ; c'est un raisin noir qui rend de trés bon vin » (Discours de la vigne, cité dans Foissac, 2014 : 128). Mais á ce compte lá, le malbec étant appelé cors, cahors ou quercy dans d'autres régions (Féret, 1903 : 5-6 ; Lachiver, 2006), on pourrait tout aussi bien lui donner une origine quercynoise. C'est d'ailleurs l'hypothése que défend Galet, á la suite, précise-t-il, de la plupart des experts. Pour lui, la dénomination du cépage á Cahors et dans le Quercy s'expliquerait peut-étre plutót parce qu'on en aurait á un moment envoyé des plants á Auxerre, grande ville de Bourgogne et de la viticulture francaise. Quoi qu'il en soit, la génétique montre aujourd'hui que les ascendants du malbec, ou cot noir selon la taxonomie ampélographique, encadrent le Quercy : d'un cóté la magdeleine noire, originaire des Charentes et qui est aussi mére du merlot, de l'autre le prunelard, originaire de Gaillac et de la vallée de la Garonne, non loin de Cahors (Boursiquot et al., 2009 : 152). La magdeleine noire a donné au cépage sa précocité, le prunelard ses composés phénoliques. Cahors pourrait bien étre le lieu géométrique du croisement entre ces deux parents, situé sur une route reliant la Méditerranée et l'Atlantique, notamment La Rochelle, que les marchands de Cahors eux-mémes prenaient soin de faire passer par leur ville (Foissac, 2014 : 127). Si par auxerrois le poéte Clément Marot et quelques décennies plus tard le juriste Francois Roaldés dénomment bien le méme cépage qui dans les siécles suivants et jusqu'á ces derniéres années sera utilisé sous ce nom á Cahors, avant qu'on ne l'appelle malbec, alors la présence de ce dernier est attestée depuis le XVe siécle au moins dans le Quercy.

La seconde légende est celle de l'étymologie du mot malbec, qui viendrait de l'occitan, langue parlée avec de multiples variantes dans le sud de la France. Les mots occitans mal et bec auraient été combinés pour donner leur nom á des personnes maldisantes (« mauvaise bouche » ou « mauvaise langue ») ou á une variété de raisin dont on aurait estimé qu'elle n'était pas valable sur le plan gustatif. Elle se trouve dans bon nombre de publications en ligne.4 Plus ou moins bien intentionnée, elle donne á penser que les vignerons francais auraient déprécié ce cépage, n'en auraient pas compris les qualités - situation á vrai dire bien paradoxale quand on connait la diffusion du malbec dans les vignes francaises au XIXe siécle, au moment oú l'ampélographie prend son essor, et les témoignages de l'appréciation méme du goüt de ces raisins avant fermentation. L'ampélographe Alexandre-Pierre Odart sígnale ainsi en 1845 qu'ils sont « trés bons á manger » (Odart, 1845 : 166).

Ce que l'on peut dire avec certitude á ce stade concernant le mot malbec utilisé pour nommer une variété de vigne, c'est qu'on le trouve á la fin du XVIIIe siécle, avec un k (malbeck), associé á la région viticole en pleine expansion du Médoc, au nord de Bordeaux. La subdélégation de Pauillac, en Médoc, répond á l'enquéte de l'intendant Dupré de Saint-Maur en 1784 en signalant l'expansion, dans sa zone, d'un « malbeck » qui « se multiplie beaucoup dans les nouvelles complantations des terres fortes » (Petit-Lafitte, 1868 : 154). Si Malbec est un nom de famille relativement fréquent dans le sud-ouest de la France, Malbeck serait selon Jean-Baptiste de Secondat, fils de l'écrivain Montesquieu, et auteur en 1785 d'un mémoire sur la viticulture en Guyenne, le nom d'un propriétaire qui aurait beaucoup planté ce cépage en Médoc. Il écrit en effet : « Malbeck, lukens. Ces deux espéces ressemblent beaucoup au pied rouge; je crois méme qu'elles n'en différent point. Lukens était un médecin, de Bordeaux, mort depuis trois ans, á l'áge de 90 ans : il avait planté beaucoup de vignes á Camblanc. Malbeck en avait planté beaucoup aussi en Médoc » (Secondat, 1785 : 70). Ceci contredit l'hypothése qu'on lit encore une fois trés fréquemment, selon laquelle malbec viendrait du nom d'un paysan ou viticulteur hongrois, qui aurait amené ce plant avec lui (Mount, 2013 : 220).5 Quant au pied rouge, dont Secondat pense qu'il correspond á celui qu'on appelle ailleurs malbeck, l'auteur précise bien que « cette espéce fait le fonds des bonnes vignes de Cahors ».

 

Jean-Baptiste de Secondat,Mémoires sur l'histoire naturelle du chéne. Mémoire sur la culture des vignes de la Guienne, et sur les vins de cette province. Paris, De Bure, 1785.

Pour l'heure, on ne sait rien de plus de ce dénommé Malbeck, propriétaire en Médoc. Les grands outils de la connaissance que sont les encyclopédies ne sont d'aucune aide, du moins en cette fin de XXe et en ce début de XXIe siécles. Ni YEncyclopedia Universalis (édition de 2011) ni YEncyclopaedia Britannica (édition de 2010) n'ont d'ailleurs d'entrée cot ou malbec. A « cot », le Dictionnaire culturel d'Alain Rey ne propose que « Cot cot, cot cot codac, cot cot codec », précisant qu'il s'agit d'une « onomatopée, qui a remplacé " coc coc " » (Rey, 2005) ! Les encyclopédies du XIXe siécle ont elles en revanche une entrée « malbeck » (avec un k). Ce contraste en matiére de présence dans les encyclopédies, entre la fin du XIXe et la fin du XXe siécles, refléte la réduction nette de l'encépagement en malbec qui s'est opérée durant la période en France. Le Grand dictionnaire de Pierre Larousse dit briévement du « malbeck » qu'il est une « variété de vigne trés productive » (Larousse, 1863-1890 ; Encyclopédie universelle du XX siécle, 1912 : 423). La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des lettres, des sciences et des arts, publiée quelques années plus tard, est plus détaillée :

Le Malbeck ou Cot est un cépage qui a une aire d'extension extrémement étendue. Il est cultivé depuis l'Yonne jusqu'á l'Océan et aux Pyrénées. [...] Dans le Sud-Ouest, le Malbeck ou Cot a une importance assez grande ; il entre dans la composition des vins de Bordeaux ; il occupe une place prépondérante dans le Lot. Son vin posséde des qualités assez remarquables lorsque ce cépage se trouve dans les terres franches et sous un climat oú les variations de température ne sont pas trop brusques (Grande encyclopédie, 1886-1902).

Au méme moment, l' Encyclopaedia Britannica dit de lui que c'est le principal cépage de ce qui constitue á ses yeux le coeur de l'industrie viticole francaise, le Médoc. A cóté des cabernets et du merlot, « the vine most generally selected, however, is the Malbec, which is a remarkably early bearer, its chief disadvantage being that it is very susceptible to frost » (Encyclopaedia Britannica, 1875-1889 : 604-605). Si elles sont un bon indicateur de la renommée du cépage, ces notices ne nous disent rien sur ses origines. Il arrive qu'elles compliquent encore le tableau en définissant le « Malbec ou Malbeck » non plus comme un cépage, mais comme un « Vin trés sucré, fabriqué dans tout le sud-ouest de la France et en Touraine » (Larousse du XX siécle, 1931 : 622).6

Les publications spécialisées consacrées á la vigne et au vin s'interrogent au XIXe siécle sur ce double mystére géographique et étymologique, constatant qu'homonymie et synonymie rendent la táche trés délicate pour ce cépage pourtant fondamental. Auguste Petit-Lafitte regrette en 1868 une « absence de documents et de renseignements, á l'égard d'un cépage dont la valeur, dans le vignoble bordelais, a dü cependant étre constatée il y a bien longtemps; dés le temps peut-étre oú il s'étendit d'une maniére générale, des plaines de la rive gauche de la Garonne, aux coteaux de la rive droite » (Petit-Lafitte, 1868: 153).

Au dossier des origines, il verse ce qu'un fin connaisseur du Bordelais lui avait écrit vingt ans plus tót au sujet de la famille Malbeck, qui avait une propriété dans une commune de la pointe de l'Entre-Deux-Mers (Sainte-Eulalie d'Ambarés), c'est-á-dire juste sur l'autre rive du fleuve par rapport au Médoc, et qui « apporta dans le pays un cépage nouveau auquel on donna le nom de Malbeck, qu'il a conservé dans cette commune et dans quelques-unes environnantes » (Petit-Lafitte, 1868: 153). Sur l'origine du nom, il faut rappeler enfin á titre contextuel l'importance considérable de la communauté germanophone et du monde de la Baltique á Bordeaux au XVIIIe siécle. Michel Espagne ne fait pas mention d'un dénommé Malbeck dans son ouvrage sur le sujet, mais il évoque largement la famille Lutkens ou Luetkens, qui, venue de Hambourg á la fin du XVIIe siécle, allait étre pionniére dans le passage du négoce á la production, en prenant pied dans le vignoble un siécle plus tard (Espagne, 1991 : 139). Or ce nom ressemble fort á celui de lukens, qui est donné pour synonyme du malbeck par Secondat, précisément á la fin du XVIIIe siécle. Autrement dit, il n'était pas rare de donner au cépage le nom de celui qui l'introduisait ou le promouvait.

Pour résumer, les origines géographiques et étymologiques du malbec indiquent qu'il s'agit d'un cépage ancien probablement originaire du Quercy, qui a recu l'onction bordelaise, avant de se faire une place au soleil du Cóne Sud, d'oú il a été mondialement popularisé sous ce nom. Si malbec s'est imposé pour dénommer ce cépage, c'est via le Médoc á la fin du XVIIIe siécle et de lá le Chili et l'Argentine entre le milieu du XIXe et la fin du XXe siécles. En cours de route, il perdit son « k ».

Quant á l'association de Cahors au malbec, et parfois méme au vin tout court, elle reste á parfaire. En témoigne sans doute la notice « Cahors » d'une édition récente de l' Encyclopedia americana, qui présente la ville et ses fonctions sans faire mention explicite de ce breuvage : « area that produces grains, fruits, vegetables, and truffles. There is some light industry in the city, including food processing, distilling and pharmaceutical manufactures » (Encyclopedia americana, 2006 : 14). Lá encore l'histoire montre que les relations sont fluctuantes. Les dictionnaires et encyclopédies du XVIIIe siécle n'associent pas le vin á la ville de Cahors. Seule l'Encyclopédie Yverdon, d'origine suisse, semble faire exception. L'entrée Cahors y relate que : « La quantité de vins que l'on recueille dans les environs de cette ville, en fait le principal commerce. On les transporte á Bourdeaux (sic) par le Lot et la Garonne, d'oú ils sont portés en Hollande, en Angleterre et méme en Auvergne. On y a aussi des fruits et l'on y fait aussi des dentelles fines en assez grande quantité » ; quant au Quercy, c'est « un pays peu commercant, mais fertile en bled, en fruits et en excellents vins » (L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné, 1770-1773). Les toutes premiéres éditions de l' Encyclopaedia Britannica, qui remontent á la seconde moitié du XVIIIe siécle, ne font pas mention du vin dans leur notice « Cahors ». Les choses changent au XIXe siécle, période durant laquelle il faut dire que les articles s'étoffent considérablement. En 1842, sa septiéme édition précise qu'il y a dans la ville des « manufactures of paper, cloths, lace, cassimeres, and leather ; and some trade in wine, brandy, nut-oil, and other productions, which is increasing » (Encyclopaedia Britannica, 1842 : 777). Quarante ans plus tard, les choses se précisent encore plus: « The principle articles of manufacture are stoneware, cotton-yarn, woollen stuffs, and paper ; and it has a considerable trafic in oil, hemp, flax, hides, truffles, and a strong deeply-coloured wine, which is made in the neighbouring districts » (Encyclopaedia Britannica, 1888 : 642). La percée encyclopédique est de courte durée. On signale briévement le commerce du vin dans les éditions des années 1910-1920, puis c'est de nouveau l'éclipse, des années 1930 á l'obtention de l'AOC dans les années 1970. Tandis que le Larousse du XX siécle signale encore en 1931 le commerce du vin parmi les activités de Cahors, celui-ci disparaít dans le GrandLarousse encyclopédique publié en 1960, qui contient en revanche encore une entrée malbec rappelant que ce cépage « fournit un vin apprécié, riche en couleur, propre aux coupages » (Larousse du XX siécle, 1931 ; Grand Larousse encyclopédique, 1960). Toutes sortes de productions sont signalées dans l'édition de 1966 de la Britannica, mais pas le vin (Encyclopaedia Britannica, 1966 : 581). Pour le Larousse, il faut attendre une édition de 1982 pour que soit associé á Cahors un « vin rouge produit dans la région de Cahors, sur les deux rives du Lot » (Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 1982 : 1647). Dans la derniére édition, électronique, de la Britannica (2010), le vin n'a pas réapparu á l'entrée Cahors. Référence y est faite á propos du Quercy seulement : « Vineyards around Cahors produce a rich red wine that should be aged for two to three years in a cask and for ten years in a bottle. Souillac, Saint-Céré and Sousceyrac also produce fine wines » (Encyclopaedia Britannica, 2010).

Cette notice, ainsi plus largement que nos connaissances sur le vignoble de Cahors en particulier et le cépage malbec en général, méritent d'étre mises á jour. C'est tout l'objet de cette livraison de RIVAR. Le dossier n'est évidemment pas exhaustif. Mais il pose des jalons, préalables indispensables á l'écriture d'une histoire globale du malbec.

Michel Figeac traite du XVIIIe siécle, « quand le vin de Cahors s'écoulait vers Bordeaux ». L'enjeu du débouché bordelais est incontournable. L'auteur l'aborde sans s'y cantonner. Les témoignages d'agronomes qu'il convoque soulévent des questions passionnantes liées aux paysages viticoles et á la variété des productions vinicoles.

Jean-Pierre Williot propose pour sa part des pistes de recherche originales pour resituer á travers l'histoire la valeur des vins de Cahors, qu'elle füt fixée par les producteurs, les consommateurs ou les metteurs en marché. Quel est le bon prix du vin, entre contraintes ou opportunités individuelles et ambitions collectives ? La problématique est d'actualité et détermine en grande partie la trajectoire de l'appellation ces derniéres décennies. Elle fait entrer en ligne de compte les goüts et les couleurs, dont on sait qu'ils font l'objet de jugements éminemment subjectifs. Mais ces subjectivités évoluent dans le temps et peuvent donc étre historicisées.

Pascal Griset et Léonard Laborie retracent la maniére dont s'est écrite l'histoire du vignoble de Cahors au XXe siécle, relevant combien cette écriture a interagi avec la réinvention d'un vignoble trés largement transformé depuis l'épisode du phylloxéra. Sur cette base, ils identifient les points surexposés et ceux au contraire restés dans l'ombre, pour esquisser finalement un programme de recherche.

Si nous avons beaucoup évoqué la relation transatlantique qui lie Cahors au vignoble argentin, Francois-Xavier Nérard vient nous rappeler que symétriquement, á l'est, et cette fois plus encore littéralement, Cahors fait aussi sens en Russie. Qu'est-ce que le kagor, d'oú vient-il et quel est son lien avec les vins de Cahors ? La contribution de Francois-Xavier Nérard établit ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas. Cette mise au point factuelle précieuse tant les mythes semblent ici le disputer á l'histoire avance en outre de premiéres hypothéses d'explication de ce croisement improbable.

Philippo Pszczólkowski et Pablo Lacoste quant á eux retracent l'évolution du cépage malbec au sein des vignobles chiliens et argentins des années 1930 á nos jours. Le malbec est probablement arrivé au Chili dans le second quart du XIXe siécle, quand le pays devenu indépendant entendait tourner le dos á l'ancienne métropole espagnole et se donner un nouveau visage, y compris viticole. Le modéle et les cépages français s'imposérent. Le malbec resta cependant á la marge, et faillit méme disparaítre dans le cours de la crise viticole des années 1980. Au Chili, le rebond est passé sur les marchés d'exportation par les grands cépages internationaux du temps, sans toutefois que le malbec ne disparaisse. En Argentine, ce dernier est devenu le fer de lance de l'industrie viticole á partir de la seconde moitié des années 1990, avec une réussite spectaculaire. Aujourd'hui une question se pose pour les producteurs chiliens : pour se distinguer de leurs voisins argentins et des plus lointains cousins de Cahors, ne devraient-il pas promouvoir leurs vins de malbec sous le nom qu'on donnait traditionnellement á ce cépage au Chili, á savoir "cot" ? La roue de la globalisation du malbec continue de tourner.

 

Notas

1 « Cahors, France: The French Malbec Story ». History & Wine [s. d.]. http://historyandwine.com/2014/07/02/cahors-france-the-french-malbec-story/, consulté le 23 juillet 2014.

2http://www.french-malbec.com/cahors-malbec-days/ (consulté le 20 octobre 2014). Sur le projet de la Bodega Altos las Hormigas : http://www.french-malbec.com/2015/01/27/%C2%AB-le-malbec-en-argentine-%C2%BB-par-antonio-morescalchi-producteur-de-vin/

3 « However the French ampelographer and viticulturalist Pierre Galet notes that most evidence suggest that Cót was the variety's original name and that it probably originated in northern Burgundy ». http://en.wikipedia.org/wiki/Malbec (consulté le 20 octobre 2014).

4 Exemples : « Malbec... From a french « bad kiss » to Argentina's most important wine », Wine Tastings in Buenos Aires. http://tastingsinbuenosaires.wordpress.com/2013/04/08/malbec-from-a-french-bad-kiss-to-argentinas-most-important-wine/, consulté le 23 juillet 2014. Lucy, « A Little History About Malbec », Reserve Buenos Aires, [s. d.]. http://reservebuenosaires.wordpress.com/2014/07/04/a-little-history-about-malbec/, consulté le 8 juillet 2014.

5 « It was brought to France in the late 18th century by a Hungarian peasant called Malbeck, and by the early 1800s there was more Malbec grown and cultivated in the Médoc, Bordeaux's biggest wine region, than Cabernet Sauvignon » (Nugent, 2011).

6 La notice ajoute, entre parenthéses : « Le raisin est assez gros, les grappes pyramidales et ailées, peu serrées. Le vin est de bon goüt, bien coloré, plein et ferme. Le malbec dans les vignes oú on le cultive est associé á d'autres cépages ».

 

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